24 Mai 2024

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Le cisplatine ou la double peine du cancer

En 40 ans, le cisplatine est devenu le principal traitement chimiothérapique pour lutter contre le cancer. Malheureusement, il est souvent à l’origine de troubles de l’audition – entre autres. Plusieurs médicaments sont à l’essai pour éviter cet effet ototoxique.

Par Bruno Scala
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Le cisplatine est l’une des molécules anticancéreuses les plus efficaces et les plus puissantes. Au niveau des tumeurs, il agit en empêchant la réplication de l’ADN des cellules cancéreuses, ce qui entraine leur mort. Dans un article récent écrit pour les 50 ans de la découverte de ces propriétés [1], des chercheurs français du CNRS parlaient d’un médicament qui a « révolutionné le traitement de nombreux types de cancer » et qualifiaient son utilisation d’« inébranlable ». « Dans le traitement du cancer de la vessie ou des testicules, il est irremplaçable », rapporte aussi la Dr Claire Gervais, oncologue à l’hôpital européen Georges-Pompidou (Paris). Mais il est également utilisé pour celui du col de l’utérus, du poumon, de la sphère ORL...

Son autorisation de mise sur le marché date de 1983 en France. En 40 ans, il a donc eu le temps de se démocratiser. Aujourd’hui, c’est la chimiothérapie la plus prescrite. Selon une récente étude publiée par une équipe de chercheurs américains [2], en 2020, un peu plus d’un million de personnes ayant un cancer ont reçu du cisplatine dans le cadre de leur traitement.

On comptait, en 2019, 441 000 cas de perte d’audition due au cisplatine, soit 43 % des personnes ayant reçu ce traitement.

Une panoplie d’effets secondaires

Problème, et non des moindres, le cisplatine affiche un tableau d’effets secondaires assez conséquent. Certains temporaires (vomissements, nausées...), d’autres durables voire irréversibles. Parmi ces derniers, les troubles de l’audition. Dans la publication mentionnée plus haut, l'équipe américaine a compilé des données concernant les composés ototoxiques. Selon ces chiffres, on comptait, en 2019, 441 000 cas de perte d’audition due au cisplatine, soit 43 % des personnes ayant reçu ce traitement. Cette molécule est également utilisée contre les cancers pédiatriques, et les enfants sont donc particulièrement exposés à ce risque, ce qui peut provoquer des retards de développement de la communication. Une autre étude récente [3] estime que le cisplatine multiplie par cinq le risque de développer un trouble de l’audition : acouphènes, perte auditive (en particulier dans les hautes fréquences) et baisse de la compréhension.

Une atteinte multiple

Et pour cause, le cisplatine affecte l’oreille de multiples manières. D’abord, il réussit à traverser la barrière sang-périlymphe. Pour cela, il passe par la strie vasculaire, ce qui endommage les canaux ioniques (NKCC1, CTR1 ou OCT2). En conséquence, le potentiel endocochléaire, indispensable au bon fonctionnement de la fonction auditive, est altéré. Au passage, le cisplatine déforme la strie vasculaire en modifiant l'expression des gènes codant les protéines de jonction des cellules marginales, et détériore ces dernières. Leur dégradation entraine la libération de produits de désintégration, qui se lient à des récepteurs des cellules ciliées, provoquant une réaction en chaine dont l’une des conséquences est un phénomène d’inflammation.

Le cisplatine pénètre aussi dans les cellules ciliées. Il peut alors y causer une panoplie de dégâts et notamment la production de dérivés réactifs de l’oxygène. Cela provoque un stress oxydant qui peut mener à la mort de ces cellules (apoptose).

Un seul médicament

Cette action néfaste multiple du cisplatine rend la découverte d’un traitement, préventif ou curatif, bien complexe. D'ailleurs, il n’existe à ce jour qu’un seul médicament sur le marché, et encore, en accès restreint. Et ce à plusieurs titres. En effet, en septembre 2022, la FDA, qui régule le marché du médicament américain, a autorisé l'utilisation du Pedmark (développé par Fennec Pharmaceuticals), mais uniquement pour les enfants traités pour des tumeurs solides non métastasées. En juin 2023, c’était au tour de la Commission européenne d’autoriser l’entrée sur le marché de ce médicament (sous le nom Pedmarqsi), avec les mêmes restrictions, laissant chacun des pays membres légiférer. En France, le Pedmarqsi fait l’objet d’une autorisation d’accès compassionnel (AAC), un type de procédure accélérée pour certains médicaments « qui répondent de façon satisfaisante à un besoin thérapeutique non couvert ». Mais cette dérogation ne couvre que les enfants atteints d’un hépatoblastome (cancer du foie) opérable.

Des molécules dans les pipelines

Toutefois, d’autres molécules sont dans les pipelines des entreprises pharmaceutiques. Et les stratégies sont multiples. Tout d’abord, il y a les médicaments existants, utilisés pour d’autres indications, qui pourraient se révéler efficaces dans le cadre de l’ototoxicité liée au cisplatine. C’est le cas du thiosulfate de sodium (dont le Pedmark est un dérivé), qui se lie au cisplatine, l’empêchant de se fixer à d’autres protéines. Le problème, c’est que cela inactive le cisplatine et le thiosulfate de sodium doit donc être administré après le traitement par cisplatine.

Autre médicament qui pourrait faire l’objet d’une réorientation thérapeutique : la cimétidine. Il s’agit d’un antagoniste du canal OCT2, par lequel le cisplatine peut traverser la strie vasculaire ou entrer dans les cellules ciliées. Des essais cliniques (phase 1b) sont en cours, mais cette stratégie pourrait s’avérer problématique car le blocage de ces canaux peut aussi affecter le fonctionnement de l’oreille, et donc l’audition.

D’autres essais cliniques sont à des stades plus avancés concernant l’atorvastatine (phases 2 et 3), un médicament qui semblerait avoir des effets antioxydants et anti-inflammatoires. Enfin, le N-acétylcystéine (NAC) est un acide aminé qui stimule la synthèse de glutathion, un antioxydant, qui pourrait donc se révéler efficace contre le stress oxydatif.

Les entreprises pharma sur les rangs

En dehors de ces médicaments déjà sur le marché pour d’autres indications que l’ototoxicité, plusieurs molécules sont à l’étude. L’une d’entre elles est le SENS-401, développé par Sensorion. Initialement étudiée dans le cadre des surdités brusques – projet abandonné à la suite de résultats non satisfaisants à la phase 2 –, la petite molécule phare de la biotech française est aujourd’hui en essai clinique de phase 2a (baptisé Notoxis), pour le traitement contre l’ototoxicité liée au cisplatine (elle fait par ailleurs l’objet d’un essai clinique en partenariat avec Cochlear pour préserver l’audition résiduelle lors de l’implantation cochléaire). Cette molécule – de l’arazasestron – est un antagoniste de la calcineurine, qui active une voie anti-inflammatoire. « Si on inhibe l’activité de la calcineurine, on a un meilleur contrôle de l’inflammation », décrit Géraldine Honnet, directrice médicale chez Sensorion. Le recrutement pour cet essai clinique, en France et en Israël, est en cours. Mais il n’est pas aisé, rapporte la Dr Claire Gervais, qui participe à l’essai : « Les patients sont bien informés sur les possibles toxicités liées à cisplatine (lire l’encadré), mais ils sont peu volontaires pour participer à des essais cliniques de prévention de ces toxicités. Ils sont probablement accaparés par d’autres problématiques, et ils se projettent peut-être moins sur les toxicités car elles ne sont pas encore présentes. »

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Sensorion va inclure 58 patients adultes, qui seront répartis en deux groupes. L’un, contrôle, ne recevra pas de SENS-401, l’autre en recevra une dose une semaine avant le traitement par cisplatine, puis tout au long des cycles de chimiothérapie et jusqu’à un mois après le dernier cycle, soit 11 semaines de traitement. L’ototoxicité et l’audition des patients seront mesurées régulièrement, grâce à des audiométries dans le silence et dans le bruit. Les résultats préliminaires seront communiqués lors du WCA (une raison de plus pour s’y rendre !).

L’entreprise Decibel, récemment rachetée par Regeneron, a également une molécule dans son pipeline : DB-020, qui est aussi une formulation de thiosulfate de sodium. Les résultats d’un essai clinique de phase 1 dans le cadre de cancers de la face et du cou seront présentés lors du congrès de la société américaine d’oncologie début juin 2024.

L’entreprise Sound Pharmaceuticals cherche également un traitement. Son candidat : le SPI-1005, de l’ebselen, aux actions antiinflammatoires, antioxydantes et cytoprotectrices. Mais l’essai est pour l’instant à l’arrêt, l’entreprise se focalisant sur l’ototoxicité liée aux antibiotiques.

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En février 2024, Acousia Therapeutics, une entreprise allemande, a annoncé avoir lancé le recrutement de patients pour un essai clinique de phase 2 (nommé Prohear), afin de tester son candidat ACOU085 sur 40 jeunes patients (18-45 ans) atteints de cancers testiculaires. Cette molécule est un activateur d’un canal (KCNQ4) qui régule les courants potassiques des cellules ciliées externes. Les patients du groupe test recevront le médicament en injection transtympanique juste avant les trois premiers cycles de chimiothérapie.

Les résultats finaux de ces essais cliniques ne sont pas attendus avant plusieurs mois et même si les études précliniques sont encourageantes, de nombreuses molécules ne passent jamais le stade de la phase 2. En outre, la plupart des composés testés s’attaquent majoritairement aux dégâts causés par le cisplatine (inflammation, stress oxydatif...). Or, comme l’a montré une équipe du NIH en 2017, « le cisplatine est retenu indéfiniment dans la cochlée après la chimiothérapie » [4]. L’équipe indiquait que la stratégie la plus judicieuse était donc d’empêcher le cisplatine de passer la strie vasculaire... L’arrivée de l’immunothérapie pour traiter de plus en plus de cancers pourrait aussi contribuer à résoudre le problème.

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