Acouphènes et orthophonie

Mme D., 47 ans, ingénieure, consulte en orthophonie à la demande de son médecin ORL, pour une prise en charge en lien avec ses acouphènes, apparus 4 ans auparavant lors de la survenue d’une surdité brusque à droite, accompagnée de vertiges, lors d’un séjour en Asie.

Par Émilie Ernst
Cas clinique 2

Mme D. ne présentait pas d’antécédents ORL particuliers. Sa surdité est sévère à droite et légère à gauche. L’audiométrie vocale montre une absence de réponse à droite et des résultats en accord avec la courbe tonale à gauche (cf. fig. 1). Les résultats de l’IRM et du scanner sont normaux. Mme D. ne présente pas de déficit vestibulaire. Deux ans après la survenue de sa surdité, elle a fait l’acquisition d’un système biCros, dont elle a abandonné progressivement le port un an plus tard du fait d’un bénéfice trop faible et d’un inconfort important, notamment dans le bruit.
Par ailleurs, Mme D. est suivie tous les deux mois par un médecin psychiatre pour un syndrome d’épuisement professionnel ancien. Elle ne prend plus de traitement depuis plusieurs années et n’est pas dépressive.

Cas clinique E. Ernst Figure 1
Fig. 1 – Audiogramme de Mme D. avant le suivi orthophonique

Quel bilan orthophonique proposez-vous ?

Lors du bilan orthophonique, la seule plainte de la patiente concerne son acouphène droit, de type « chuintement de radio mal réglée », qui s’amplifie au cours de la journée et avec le stress ou la fatigue. Mme D. obtient un score au THI (tinnitus handicap inventory) de 60/100. Elle impute aux acouphènes sa concentration difficile, ses problèmes de mémorisation, tout comme la difficile compréhension de ses interlocuteurs, qui la conduit à éviter voire abandonner les repas entre amis, le cinéma, les cours de gymnastique, la chorale. Elle aimerait que son acouphène disparaisse pour voir s’améliorer ses capacités attentionnelles et réessayer de porter son appareillage… De nombreuses explications sur les aspects centraux de l’acouphène, de l’audition et les fonctions exécutives sont données à la patiente. Il lui est ainsi proposé d’évaluer d’une part ses capacités de compréhension de la parole et d’autre part ses capacités d’attention, de concentration et de mémoire.
S'étant déplacée sans ses appareils auditifs, l’évaluation de l’intelligibilité de la parole se fait oreilles nues. Mme D. présente une compréhension dans le silence excellente lorsqu’elle peut s’appuyer sur les processus de suppléance mentale, notamment pour les phrases. En revanche, ses scores se détériorent sur les mots isolés comme dans le bruit. L’évaluation de sa lecture labiale mesure les mécanismes de compensation spontanément mis en place : elle ne lui permet de comprendre que quelques phonèmes et encore peu de mots ou de phrases, même si la complémentarité audition et lecture labiale est déjà bonne. (cf. tableau 1).

Cas clinique E. Ernst Tableau 1
Tableau 1 – résultats orthophoniques obtenus lors du bilan initial et en fin de suivi dans les différentes modalités

En ce qui concerne l’évaluation de ses capacités cognitives, un choix d’épreuves est fait parmi l’ensemble des tests disponibles et classiquement utilisés par les orthophonistes. Mme D. obtient des scores dans la moyenne attendue pour le test d’attention visuelle simple (trail making test A (TMT A), où elle relie des chiffres du plus petit au plus grand) ainsi qu’en mémoire immédiate (répétition de chiffres à l’endroit : empan de 6) mais d’autres résultats sont sous la moyenne attendue pour sa tranche d’âge :

  • en attention visuelle soutenue : au test d2 de Brickenkamp, Mme D. doit retrouver 3 cibles visuelles distinctes parmi des distracteurs visuellement proches pendant 4 min 40 : centile 25 ;
  • en attention auditive soutenue avec mise à jour de la mémoire de travail : lors du paced auditory serial addition test (PASAT), des chiffres sont présentés auditivement. Mme D. doit additionner le 1er chiffre entendu avec le 2e, inhiber la réponse qu’elle vient de dire puis additionner le 2e et le 3e chiffre, etc. pendant 4 minutes, (cf. fig. 2) : centile 25 ;
  • en mémoire de travail testée par la répétition de chiffres à l’envers : empan de 4 ;
  • en flexibilité mentale : le TMT B consiste à relier alternativement des chiffres et des lettres selon la chaîne numérique et l’ordre alphabétique : score déficitaire (- 1,6 DS).

L’objectif est de faire évoluer la plainte de Mme D. de la seule gêne liée aux acouphènes vers les aspects langagiers et cognitifs. Des axes sont dégagés pour le suivi orthophonique qui débute à raison d’une séance hebdomadaire.

Cas clinique E. Ernst Figure 2
Fig. 2 – illustration du test PASAT

Les étapes du suivi orthophonique

Lors de la première séance, Mme D. se présente, comme demandé, avec son système biCros. Les tests dans le bruit montrent que, si l’amélioration est légère (76 % vs 64 % oreilles nues), l’intelligibilité de la parole n’est pas dégradée comme elle en avait l’impression. Ceci la motive à retourner voir son audioprothésiste, qui confirme la validité des réglages effectués, et à reprendre progressivement le port de son appareillage dans les semaines qui suivent.
Trois axes principaux sont travaillés, au travers d’exercices orthophoniques spécifiques :

  • l’entraînement auditif dans le silence, notamment en voix faible, dans le bruit et en localisation spatiale, avec les aides auditives ;
  • le développement de la lecture labiale via une méthode analytique ;
  • l’entraînement des fonctions exécutives (attention, concentration, flexibilité, mémoire de travail).

Les résultats du suivi orthophonique

Après 50 séances de rééducation effectuées en un an, en espaçant les dernières séances, Mme D. porte désormais son système biCros 9 heures par jour, d’après les données du data logging de l’audioprothésiste. Elle comprend mieux ses amis, demande moins de répétitions et est moins fatiguée. Elle ne rapporte plus de problèmes de concentration ni de mémoire. Elle ne se plaint plus de ses acouphènes, même s’ils sont toujours présents (THI = 42/100). Elle reste gênée dans les atmosphères bruyantes mais bien moins qu’en début de suivi. Elle s’aide bien de la lecture labiale : la technique est en place, les seules erreurs touchent les « sosies labiaux » et les consonnes « invisibles ». L’automatisation est en cours, comme le montre la compréhension désormais possible de phrases dans cette modalité seule (cf. tableau 1). Ses scores aux différents soustests cognitifs sont tous revenus dans la norme attendue. Elle a repris la chorale et a commencé le qi gong.

Conclusion

Le travail d’équipe entre le médecin ORL, l’audioprothésiste et l’orthophoniste a permis à Mme D. de réinvestir le port du système de correction auditive ainsi que de décaler sa plainte des acouphènes aux difficultés de compréhension dans le bruit et aux fonctions exécutives, sur lesquelles la rééducation menée s’est montrée très efficace.
Il est à retenir dans la prise en charge des patients acouphéniques que ceux qui ont une plainte cognitive et langagière, objectivable par exemple dans les réponses aux questions portant sur ces aspects dans les auto-questionnaires classiquement administrés par les médecins, peuvent être aidés par un suivi orthophonique complémentaire.

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