Audioprothèse et itinérance, les liaisons dangereuses ?

Si l'exercice de l'optique « à domicile » est autorisé, il n'en est pas de même pour l'audioprothèse. Pourtant, malgré l'interdit, les initiatives sont nombreuses et les motivations diverses pour sortir du cadre. Le vieillissement de la population et l'augmentation du nombre de personnes en situation de dépendance justifient sans doute de bouger les lignes.

Par Ludivine Aubin-Karpinski
(c)Mike Fouque AdobeStock

« Si la montagne ne va pas à Mahomet, Mahomet ira à la montagne ». Autrefois « itinérants », aujourd'hui « mobiles » ou « à domicile », les audioprothésistes ont toujours eu des velléités de sortir de leurs centres pour aller à la rencontre de leurs patients en perte d'autonomie. Une population aux cheveux blancs qui, à mesure qu'elle avance en âge, « tombe » dans la dépendance. Et, cette situation devrait encore s'accentuer dans les années à venir avec le phénomène du papy-boom : en 2040, 10,6 millions de personnes auront 75 ans ou plus. Selon l'Insee, l'augmentation du nombre de personnes âgées dépendantes pourrait se chiffrer à 22 % entre 2017 et 2030 et à 41 % entre 2030 et 2050. Un changement de paradigme qui explique sans doute l'essor de ces initiatives d'exercice de la profession hors centre pour répondre aux besoins de patients dont la mobilité est réduite, résidant dans des maisons de retraite ou en Ehpad. Alors qu'elles bénéficiaient jusqu'ici d'une certaine tolérance, leur nombre croissant depuis deux ou trois ans les fait sortir de la confidentialité voire conduit à certaines dérives et suscite l'inquiétude de l'Unsaf.

Pour l’Unsaf, un « problème de santé publique »

Face à cet exercice de l'audioprothèse « mobile », l’Unsaf publiait fin 2019 un communiqué rappelant les obligations auxquelles est soumise la profession. Le syndicat s’inquiète de ces « nouveaux offreurs de soins », « qui cherchent une rentabilité liée à des prestations de soins non réalisées (le suivi bi-annuel et tous les tests prévus dans la nouvelle nomenclature seront-ils effectués ?) et dont les pratiques auraient pour conséquence la création d’un sous-appareillage ne respectant pas les contraintes normatives en vigueur ». L’Unsaf craint que le phénomène ne se généralise : « Sous prétexte de rendre service “aux personnes qui ne peuvent pas se déplacer facilement”, certains de ces acteurs abandonnent même l’exercice en centre auditif pour se consacrer exclusivement à l’appareillage à domicile ». Assimilant ces prestations à des abus de faiblesse à l'encontre de personnes fragilisées et d'une clientèle captive, Luis Godinho, président de l’Unsaf, explique : « Ces acteurs laissent croire à la légalité du processus en indiquant qu’il est nécessaire de fournir une ordonnance médicale attestant des difficultés à se déplacer. Des médecins qui ne connaissent pas nécessairement les conditions d’exercice de notre profession peuvent établir ces documents. Pourtant ils ne rendraient pas pour autant la démarche légale et ne protégeraient en rien le patient ou l’audioprothésiste » Pour l'Unsaf, ces dérives mettent à mal la réforme du 100 % Santé et les fondements du métier d'audioprothésiste.

« C’est tout le modèle de notre profession qui est en jeu, dont le forfait indissociable de nos prestations. En effet, s’il s’avérait qu’un nombre conséquent d’appareillages remboursés était fait “à domicile”, hors du cadre légal, avec un suivi de qualité très variable, ne risquerait-on pas une remise en cause des accords de 2018 liés à la réforme du 100 % Santé ? »

Que dit la loi ?

La loi est claire. Le code de la santé publique (CSP) qui fixe les conditions d'exercice de la profession d'audioprothésiste à l’article L. 4361-6 interdit en effet cet exercice en dehors d'un local réservé à cet effet et aménagé selon des conditions fixées par décret. L’Unsaf, dans son communiqué, soulignait à cet égard que « la configuration minimale du plateau technique ressort des articles D.4361-19 et D.4361-20 du CSP. Il est prévu notamment une salle de mesures insonorisée, une salle d’attente distincte et un matériel précis permettant l’audiométrie en champ libre et dans le bruit, une chaîne de mesure, etc. »

Pour la Caisse nationale d’Assurance maladie (Cnam), « ces pratiques ne peuvent se conformer à la législation en vigueur qui exige un plateau technique dans un local agréé, qu’à condition qu’elles soient conçues comme limitées à une pré-évaluation et en aucun cas comme un mode d’exercice exclusif dispensant de la prise en charge du patient en cabinet ». Carine Delpy, responsable de la communication de la Direction de la Sécurité sociale, est tout aussi catégorique : « Le code de la santé publique qui fixe les conditions d'exercice de la profession d'audioprothésiste au L. 4361-6 interdit l'exercice en dehors d'un local réservé à cet effet et aménagé selon des conditions fixées par décret*. Les conditions du décret sont telles qu'elles ne permettent pas de pouvoir réaliser les tests sur le patient en dehors d'un local adapté. De ce fait, l'activité en Ehpad et à domicile n'est pas autorisée et donc les prises en charges ne doivent pas être réalisées. » Toutefois, la direction de la communication de la Cnam indique que « des négociations sont en cours » sur les remboursements des aides auditives prescrites dans ce cadre.

L'activité en Ehpad et à domicile n'est pas autorisée et donc les prises en charge ne doivent pas être réalisées.

Carine Delpy, de la Direction de la Sécurité sociale

Faut-il réviser la législation ?

Ces pratiques, bien qu’illégales au regard de la loi, se développent aujourd'hui en réponse à une évolution de notre société et à des besoins, qui iront croissant. Avec le vieillissement de la population et son corollaire, la perte d’autonomie, les possibilités d’appareillage hors centre demandent à être explorées – et encadrées pour éviter toute dérive. C'est pour sortir de la quadrature du cercle et répondre aux besoins spécifiques des personnes âgées en situation de dépendance que l’Unsaf et le Collège national d’audioprothèse travaillent actuellement à définir les conditions d’intervention chez des personnes véritablement intransportables ou en Ehpad, en tenant compte des limites de l’exercice hors du local agréé. « Une fois ces conditions définies, il sera possible de demander une expérimentation aux pouvoirs publics et d’obtenir un financement spécifique pour ces interventions qui ne sont pas prévues dans la nomenclature actuelle », précise l'Unsaf. Une telle expérimentation est actuellement en cours sur le secteur de l'optique. Mise en place par la loi du 5 février 2019 visant à améliorer la santé visuelle des personnes âgées en perte d'autonomie, elle autorise les opticiens à pratiquer des examens de réfraction au sein des Ehpad et à délivrer un nouvel équipement sans ordonnance médicale en cas de perte ou de bris des verres correcteurs.

Cette évolution du cadre légal est souhaitée par le réseau Les audioprothésistes mobiles qui n'a pas attendu, comme d’autres (voir notre encadré ci-dessous), pour répondre aux besoins des patients en situation de dépendance. « Notre projet est né d'un constat, celui des difficultés rencontrées par cette population, sous équipée ou mal équipée, explique Gauthier Luc, fondateur du réseau Les audioprothésistes mobiles. Nous avons voulu agir et adapter notre pratique à leurs besoins spécifiques et ainsi lutter contre le renoncement aux soins. Que ce soit à domicile ou en institution, nous appareillons les patients dépendants sur leur lieu de vie. Les audioprothésistes intervenants sont diplômés d’État et toujours rattachés à un centre d’audition. Les déplacements sont réalisés à la demande du patient ou d’un tiers sur justificatif médical. »

Et Gauthier Luc d'ajouter : « 800 000 bénéficiaires de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) présentent une perte d’audition et près de 250 000 personnes résidant en Ehpad ont une surdité moyenne à sévère. Il faut que les choses évoluent et que soient levées les ambiguïtés pour que leur prise en charge dans de bonnes conditions puisse être organisée. Nous sommes ravis qu'une réflexion soit en cours pour établir un cadre strict. Grâce à notre expérience et notre modèle intégrant le respect d'une charte de bonnes pratiques avec trois rendez-vous de suivi par an minimum, notre travail permanent avec des équipes pluridisciplinaires... nous apportons notre expertise dans cette réflexion. »

* Décret n° 85-590 du 10 juin 1985 fixant les conditions d'aménagement du local réservé à l'activité d'audioprothésiste : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000700685&categorieLien=id

Itinerance Audiologie Demain
Selon un sondage mené par l'Unsaf en juin 2020 auprès de 427 audios – dont trois quarts d'indépendants – l'exercice itinérant, qu'il se pratique au domicile du patient (à gauche) ou a fortiori « en camionnette » (à droite), est plutôt désapprouvé, et ce pour la plupart des actes considérés.

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