Tout est parti d’un constat : celui des tensions entre l’offre et la demande de soins. Car si la population d’ORL stagne autour de 3 000 praticiens, il est prévu qu’elle diminue dans les prochaines années, la formation de jeunes ORL ne permettant pas de compenser le vieillissement de la profession. Or les besoins augmentent.
« Il est très difficile, et de plus en plus, de répondre à la demande des patients, quelle que soit la pathologie », témoigne le Dr Laurent Seidermann. Sur le territoire, c’est la « catastrophe », en termes de démographie médicale, déplore-t-il. La Champagne-Ardenne, aujourd’hui fondue dans la région Grand-Est, se trouve tout en bas du tableau. Depuis plusieurs années, la profession via ses instances (SNORL, CNP-ORL, SFORL et collège d’ORL) réfléchit aux leviers pour y remédier. Il y a la délégation de tâches, « parfaitement logique, parfaitement facile », selon lui, mais qui n’est toujours pas autorisée dans la spécialité par les pouvoirs publics. Il y a aussi l’intelligence artificielle (IA). En 2017, déjà, le Dr Seidermann était convaincu que « dans un temps très proche », l’IA « devait nous permettre de faire de l’audiométrie et de libérer du temps médical ». Il presse ainsi les professionnels autour de lui de « s’y préparer ».Parmi eux : son voisin audioprothésiste, Nicolas Wallaert, alors en fin de thèse à l’École Normale Supérieure. Celui-ci lui confie y réfléchir et lui demande s’il serait intéressé pour être bêta-testeur. « Et puis, Nicolas a disparu dans la nature », rit le Dr Seidermann. Pour mieux revenir le voir en octobre 2021, muni d’une solution : iAudiogram, une plate-forme d’audiométrie automatisée par IA. L’ORL est séduit : « Quand commence-t-on chez moi ? », lance-t-il alors, enthousiaste.
95 % des audiométries « adultes » par IA
Depuis février 2022, le Dr Seidermann teste donc la plate-forme à son cabinet, au sein de la Polyclinique de Reims-Bezannes, pour valider son ergonomie et sa facilité d’utilisation dans le cadre du marquage CE. C’est en tant qu’ORL, et non en tant que président du SNORL, qu’il intervient, précise-t-il, balayant aussi avoir un « intérêt dans l’entreprise de Nicolas ». La prise en main de l’audiomètre intégrant des algorithmes d’IA, couplé à une plate-forme de téléaudiologie informatisée, utilisable en présentiel et distanciel, a été « très simple », note-t-il. L’histoire « d’une demi-heure ». Nicolas Wallaert, présent, tranquillise : en cas de souci, il est possible de consulter les vidéos explicatives sur la page internet, le centre d’aide en ligne, et de les appeler.
Ainsi équipé, Laurent Seidermann peut réaliser ses tests : audiométrie tonale (en conduction aérienne, osseuse, en champ libre) et vocale (dans le silence, le bruit), de façon automatisée et plus efficiente, du fait des qualités techniques de l’outil. Nicolas Wallaert, également ingénieur en acoustique, les résume : « L’estimation de l’audition est continue en fréquence. Nous n’estimons pas que certains points audiométriques. De plus, les séquences de stimuli ne sont pas prévisibles par le patient et l’intelligence artificielle fournit une estimation de l’incertitude associée au seuil », ce qui rend le test plus fiable. Enfin, l’ingénieur vante la précision de son outil, doté des « meilleures sensibilité et spécificité du marché ». Tout cela combiné facilite et sécurise le travail des professionnels de l’audition, et permet d’avoir confiance en la fiabilité de la machine, pour le Dr Seidermann.
Résultat : l’ORL recense que chez lui, 95 % des audiométries – adultes – peuvent être réalisées avec iAudiogram. « Les 5 % restants, explique-t-il, c’est soit parce que certains patients ne s’y prêtent pas, comme ceux souffrant de très gros troubles cognitifs », soit parce que pour certains « il y a eu un problème, parfois technique, avec la reconnaissance vocale ». Mais le médecin rassure : ces 5 % sont les mêmes que ceux qui posent des difficultés en manuel. Quant aux 95 %, ils seraient même, selon lui, davantage concentrés sur la tâche en l’absence du praticien. Néanmoins, celui-ci doit garder un rôle central dans le dispositif, abondent les deux hommes. C’est à lui de voir si le patient peut être examiné par ce biais et de surveiller lors du lancement du test que tout se passe bien, que la consigne a été comprise. Le dispositif est « une aide formidable, mais ce n’est qu’une machine ! », rappelle le Dr Seidermann.
iAudiogram permet de gagner 6-7 minutes sur la tonale et presque 8 minutes sur la vocale.
Quatre patients supplémentaires
Cette automatisation par IA de 95 % des audiométries pourrait libérer du temps médical à Laurent Seidermann. Il pourrait ainsi abandonner la partie pour laquelle il n’a « ni intérêt ni plus-value » – soit « tourner un bouton pour augmenter ou baisser le volume » – pour se focaliser sur l’interrogatoire, l’examen clinique, la prescription… Ce modèle de cabinet « entreprise » médicale, le praticien l’appelle de ses vœux. L’ORL rémois parvient même à chiffrer le temps médical gagné : « Au moins une heure par jour. » « Un quart d’heure par patient, c’est énorme, commente Nicolas Wallaert. L’outil permet de gagner 6-7 minutes sur la tonale et presque 8 minutes sur la vocale ».
Cette heure en plus peut être comblée de manière quantitative, puisque le Dr Seidermann pourrait être en mesure, dès lors, de recevoir « quatre patients de plus par jour », en présentiel ou en distanciel (la plate-forme permet de réaliser les examens via la télémédecine, avec une infirmière formée auprès du patient), sur les créneaux libérés. Des données non anodines dans un contexte de sous-densité médicale, accentuée par le 100 % Santé, et alors que la répartition des ORL est hétérogène. Cette heure supplémentaire peut aussi se traduire par un gain qualitatif, notent les deux spécialistes de l’audition. L’ORL peut réaliser un examen complémentaire, peu conduit par la profession bien qu’encouragé, surtout par manque de temps : la vocale dans le bruit. Elle ne représentait que « 2 % des examens réalisés par les ORL » en 2016*, signale Nicolas Wallaert. Or cela « permet quand même d’accéder à certaines pathologies pas forcément bien diagnostiquées, comme les neuropathies auditives », souligne Laurent Seidermann.
En plusieurs mois de test, le médecin a pu relever certains bugs, comme « des interférences entre certaines ondes électromagnétiques et la captation microphonique de la reconnaissance vocale ». Mais surtout participer à rendre la plate-forme – dans le cadre des tests nécessaires pour le marquage CE – plus ergonomique, et donc « plus facilement utilisable en pratique courante ». L’ORL juge avoir « fait le tour » des amendements, mais que d’autres « auront peut-être des idées ». C’est pour cette raison que, pour tester et valider iAudiogram, Nicolas Wallaert s’est adressé à des profils différents : des audioprothésistes propriétaires de centres importants, des médecins exerçant seul ou en groupe, des CHU. « Le but est de trouver la solution la plus efficiente et facile à utiliser pour tout le monde », ambitionne le porteur du projet. Projet que chacun devra s’approprier, car comme toute nouveauté, iAudiogram induit un changement de pratique. Le Dr Seidermann, lui, semble conquis : il envisage, à terme, d’équiper le cabinet de « deux ou trois machines ».
* Données CPAM 2016