Les relations entre bien entendre et bien vivre n’auront jamais eu autant de sens que pendant cette crise sanitaire. Bien entendre est primordial, quand le seul moyen de rester en contact avec ses proches passe par le téléphone, quand le seul moyen d’être relié au monde est la télévision ou la radio et que chaque information compte. Pendant le confinement dans lequel est maintenu la population, pouvoir compter sur ses aides auditives prend encore une autre dimension quand il s'agit, aussi, de comprendre les consignes et recommandations des médecins…
Tous les professionnels de santé sont en première ligne aujourd’hui. Parmi eux, de nombreux ORL, audioprothésistes et orthophonistes continuent à prodiguer des soins à leurs patients, urgents, pour les maintenir dans l’audition, pour activer les processeurs de patients implantés, pour des chirurgies vitales, pour des cas de démutisation, de rééducation de la communication, voire pour renforcer les rangs auprès des patients Covid+. Les chercheurs ne sont pas en reste et paient eux aussi leur tribu, réquisitionnés pour apporter leur concours à la recherche sur le virus.
Voici de nouveaux témoignages.
Pr Cécile Parietti-Winkler
Service d’ORL et CCF du CHU de Nancy, Directrice du Département d’orthophonie, responsable du Master d’orthophonie, Co-Directrice de l’Ecole d’Audioprothèse, Chargée de mission pédagogie-SU2IP (Service universitaire d’innovation et d’ingénierie pédagogique), Chercheur Senior, Laboratoire EA3450 DevAH (Développement Adaptation Handicap), Université de Lorraine
« L’épidémie de Covid19 a frappé la Lorraine une quinzaine de jours après l’Alsace. Le plan blanc, activé au CHU de Nancy comme dans tous les CHU de France le 6 mars, est passé au stade le plus élevé aux alentours du 27 mars : tout lit du CHU de Nancy devenait potentiellement un lit Covid. Ce n’est que depuis le 6 avril que nous avons atteint un plateau et que la pression semble diminuer sur les lits de réanimation. On dénombre au CHU de Nancy, au 6 avril, 162 personnels atteints par le Covid, dont plus de la moitié de médecins ou d’internes, et 62 décès. Si la tension extrême semble s’apaiser au niveau des lits de réanimation, ce sont maintenant les stocks en curare et en surblouses qui sont très menacés avec une visibilité de 8 heures pour les curares, aucune pour les surblouses… Ces pénuries se joignent aux nombreuses autres, en particulier la pénurie de masques FFP2 pour les soignants très exposés que sont les ORL qui exercent leur art systématiquement à proximité des voies aériennes supérieures et pour lesquels une distance avec leurs patients n’est pas compatible avec leur pratique. De telles pénurie interrogent, inquiètent, révoltent…
Cette épidémie a complètement bouleversé nos organisations et nos pratiques dans le service d’ORL comme dans tous les autres services. Dès le début du confinement, l’ensemble des consultations et de l’activité chirurgicale ORL a été restreint de façon drastique, avec maintien uniquement des consultations urgentes et de certaines consultations carcinologiques et d’une activité chirurgicale limitée aux urgences et à une journée opératoire sur une salle par semaine pour une activité carcinologique programmée ne nécessitant pas de réanimation post-opératoire. Les questionnements éthiques, non seulement sur la perte de chance pour des malades dont la prise en charge est retardée mais aussi sur le risque de contagion de malades fragiles traités pour une pathologie hors Covid au sein même du CHU, sont multiples, omniprésents, et génèrent beaucoup d’anxiété au sein des équipes. La réactivité coordonnée des instances nationales de notre spécialité (Collège national, SFORL, SNORL) à la rédaction de recommandations spécifiques Covid et à la diffusion d’informations concernant l’épidémie ont été d’une grande aide pour la communauté ORL.
Dans notre service, l’équipe opérationnelle a été restreinte au maximum pour constituer une « réserve » de soignants en cas de déclaration de Covid parmi les personnels. En otologie et audiophonologie, c’est toute notre pratique qu’il a fallu réinventer pour tenter d’assurer une continuité des soins et une coordination des équipes afin d’anticiper « l’après » Covid et pour tenter de maintenir le lien dans les équipes souvent en souffrance. Différents outils numériques, déployés au sein du CHU en urgence, ont permis d’assurer la communication entre les équipes et la téléconsultation a été mise en place de façon fulgurante pour de très nombreuses spécialités. Les premières téléconsultations en otologie et audiophonologie ont eu lieu dans notre service dès le 25 mars et, grâce à la parution d’une cotation de télésoin en orthophonie, cette modalité a été mise en place pour les orthophonistes dans la foulée des consultations médicales : un record !
L’adaptabilité et l’innovation dans la gestion des équipes et la continuité des soins a été le mot d’ordre, tout comme la réaffectation de compétences. Ainsi, j’ai pu venir en soutien des équipes de réanimation, comme d’autres membres de notre équipe.
La mobilisation collective ne s’est pas limitée aux personnels soignants ou étudiants en médecine. Elle a aussi concerné les étudiants en audioprothèse et en orthophonie qui ont répondu, très rapidement et en nombre, à mon appel à volontariat. Je les en remercie très chaleureusement. L’épidémie présente des conséquences lourdes pour leur cursus de formation qui s’est arrêté brutalement, et même si l’Université de Lorraine met tout en œuvre pour la continuité de l’enseignement et l’adaptation des modalités de contrôle des connaissances et d’évaluation des stages, les incertitudes, les questionnements et les doutes sont nombreux chez les étudiants. L’épidémie coïncide de plus à l’intégration des formations en orthophonie et en audioprothèse dans ParcourSup. Ainsi le dernier examen d’accès aux études en orthophonie, concernant le grand regroupement nord-est et prévu le 17 avril à Nancy avec accueil de plus de 3 000 étudiants, a été annulé et remplacé par un examen des dossiers. Ce sont là des mois de préparation et de coordination qui tombent « à l’eau », avec les centres de formation de Strasbourg et Besançon, dont je salue l’investissement et que je remercie.
Au niveau de l’Université de Lorraine, tout comme au CHU de Nancy, le mot d’ordre est également à l’adaptation et la continuité, afin qu’aucun de nos étudiants ne soient laissés sur le bas-côté durant cette crise qui, aura un "après". »
Morgan Potier
Audioprothésiste en Occitanie
« Ayant pris rapidement conscience de la situation sanitaire, et m'attendant à cette mesure de confinement, j'ai pu anticiper les choses : j'ai préparé mon équipe aux conséquences sur l'activité mais aussi en termes de réorganisation et j'ai également pu contacter mes patients juste après l'annonce officielle du gouvernement.
Nous avons donc décidé de fermer les laboratoires dès le début et nous avons suivi ensuite les consignes du syndicat pour mettre en place un service de continuité des soins pour les urgences : les enfants, les acouphéniques sévères, les professionnels de santé...
Travaillant dans une ville considérée comme l'un des premiers clusters français, j'ai été exposé à des patients dits « à risques ». Comme l'un de mes collaborateurs a été atteint par Covid-19, ainsi qu'une orthophoniste avec laquelle je travaille, j'ai préféré m'isoler et m'autoplacer en quatorzaine pour protéger mes proches mais aussi mes patients.
Depuis, je centralise les urgences sur un seul centre à Narbonne. Je fais un travail de régulation téléphonique pour trier les « vraies » urgences, je les classifie et les concentre sur une demi-journée voire une journée hebdomadaire. Chaque patient a ainsi un rendez-vous, que je prévois plus long que d'habitude pour éviter qu'il n'en croise un autre, mais aussi pour avoir le temps de désinfecter outils, poignées, plan de travail et autres après chaque passage. Ces consultations atypiques se font dans des conditions sanitaires particulières, avec tous les gestes barrières que l'on connaît mais aussi avec l'utilisation d'un masque et de lunettes de protection. Lorsque cela est possible, les patients restent à l'extérieur, un peu comme pour un « drive ». J'envoie également piles et produits d'entretien pour éviter aux patients d'avoir à se déplacer.
Je note quand même un changement de comportement chez mes patients. Alors qu'au début ils étaient très compréhensifs, je ressens comme une sorte de relâchement depuis peu. Certains, s'agaçant sûrement de la longueur de la situation, exigent presque que nous venions effectuer un contrôle à domicile... chose que je décline bien évidemment si cela ne rentre pas dans les cas dits urgents.
D'une manière générale, ils sont néanmoins tous très reconnaissants que nous maintenions une permanence et je trouve même que nos actes « habituels » prennent une autre dimension.
Le reste du temps, je profite de cette accalmie relative pour me mettre à jour sur tous les projets du labo : référencement, projets de recherche, administratif, comptes rendus... J'en profite aussi pour faire de la veille technologique ou scientifique. Ce temps est précieux et il ne doit pas se transformer en temps perdu ! »
Nathalie Brenner
Orthophoniste, chef de service au Centre expérimental orthophonique et pédagogique (Ceop) à Paris
« J’exerce à mi-temps au Ceop et à mi-temps en libéral. Le Centre, comme tout établissement scolaire accueillant des enfants, a fermé et mis en place une continuité pédagogique avec les élèves. Toutes les séances collectives ont été assurées et certaines ont été faites en téléorthophonie via Skype pour les grands ; pour les plus jeunes, c’est plus compliqué en direct. On s’adapte au jour le jour. Comme les parents assistent généralement une fois par semaine aux séances de rééducation, ils ont l’habitude et prennent le relais à la maison. Pour certaines séances individuelles, l'orthophoniste envoie ce qu'il faut faire, les parents réalisent la séance en se filmant et l'orthophoniste décrypte la vidéo et envoie ensuite commentaires et conseils.
Pour mes séances en libéral, j’utilise la plate-forme Inzee.care mise en place par la Fédération nationale des orthophonistes. En effet la continuité des soins en orthophonie est possible à distance de façon exceptionnelle pendant la période de confinement depuis le 25 mars. La plate-forme est gratuite et sécurisée et garantit la protection de nos données. Elle permet la mise en relation avec nos patients par visio et permet le partage d’écran pour le travail sur des documents.
Cela fonctionne bien et permet de maintenir le lien avec nos patients. Cela reste compliqué avec les jeunes enfants sourds, les enfants sourds présentant d’importantes difficultés et ceux qui s’appuient sur la lecture labiale… Les plus jeunes doivent être assistés de leurs parents.
Le télésoin demande également beaucoup de préparation : il faut prévoir toute la séance, préparer les documents au niveau informatique. Les séances sont également plus longues et moins fréquentes, pour un contenu équivalent, du fait des manipulations. Au lieu de 30-45 minutes, elles durent 45 minutes à 1 heure. Elles laissent aussi moins de place à l’improvisation, la spontanéité. Il nous manque tous les aspects complémentaires des sensations auditives que sont le vibratoire, les sensations kinesthésiques…
Je ne suis pas sûre de maintenir du télésoin à la sortie de la crise. Rien ne vaut le présentiel. Toutefois, je suis ravie de pouvoir en disposer aujourd’hui pour maintenir le lien et cela se justifierait dans certaines régions où il y a peu d’orthophonistes. Mieux vaut de la téléorthophonie que pas d’orthophonie du tout. »
Jehan Gutleben
Audioprothésiste à Mulhouse
« Étant membre du Conseil d’administration de l’Unsaf, j’étais sensibilisé au fait que nous allions certainement devoir fermer nos centres. Dès le dimanche 15 mars, j’ai demandé à mes assistantes de rester chez elles. Dès le lundi, je mettais en place le transfert d’appel et récupérais les stocks de piles pour les rapporter chez moi. Je reçois les appels sur mon portable, je prends note des besoins et j’organise, en fonction des urgences, une permanence de deux heures trois à quatre fois par semaine. Je livre également des piles dans les boîtes aux lettres ou les envoie par la Poste.
Pour les cas qui ne peuvent pas se régler à distance, j’organise des rendez-vous dans des conditions strictes d’accueil. Évaluer le caractère d’urgence est très subjectif et j’essaie de répondre aux demandes tout en garantissant un maximum la sécurité de mes patients. Ils sont pour la plupart plutôt compréhensifs. Je n’ai eu qu’une poignée de demandes pour des premiers appareillages ou des renouvellements. J’ai également adopté un logiciel de paiement à distance, que je pense conserver pour l’après.
Le fait d’être au cœur d’un des foyers épidémiques n’a pas réellement d’impact sur mon activité. Je déplore néanmoins trois à quatre décès par semaine parmi mes patients… Je ne suis pas certain que toute l’activité « perdue » pendant le confinement sera intégralement rattrapée. Entre les décès, malheureusement, et les personnes en cours d’essai qui se laisseront décourager faute de rendez-vous réguliers... Et, au déconfinement, qui se fera sans doute progressivement, s’ajouteront la crainte de sortir pour certains patients et, à mesure que la fin d’année approchera, l’attentisme des autres avant le RAC 0… Il y a pas mal d’inconnues encore dans l’équation. Même si on ne sait pas encore quand ni comment les choses se passeront, il faut aujourd’hui organiser le déconfinement, prioriser les patients à reconvoquer pour préparer l’après. »