Freins et motivations à l’appareillage auditif

On n’adopte pas des aides auditives comme on achète une paire de lunettes. Comment expliquer notre façon d’appréhender la perte d’audition ? Comment parvenir à démocratiser le port des aides auditives ? Autant de questions abordées par Éric Van Belleghem dans sa thèse en marketing et communication.

Par Eric Van Belleghem
Comment democratiser le port des aides auditives

« Le taux d’appareillage auditif en france peut-il progresser si les aides auditives se transforment en accessoire de mode ? Freins et motivations à l’appareillage auditif en france. » Telle est la problématique de la thèse professionnelle que j’ai rédigée, sous la direction de Benoît Heilbrunn*, en vue de l’obtention d’un Master spécialisé en Marketing et communication. Ce travail de recherche et de rédaction qui consiste à faire une revue de littérature sur des concepts théoriques s’est étalé sur 14 mois environ.

Travaillant dans l’industrie de l’aide auditive depuis plus de 25 ans et dédiant mes journées au marketing de l’aide auditive depuis plus de 15 ans, je me suis toujours demandé ce qui pouvait expliquer un taux de pénétration relativement bas. En comparaison, par exemple, avec le taux d’équipement en optique qui atteint presque 95 %1.

L’un de mes objectifs était d’apporter des réponses, non exhaustives tant le sujet est complexe, à cette problématique que nombre de professionnels peuvent se poser et, par conséquent, d’identifier des pistes à même de participer à la progression du taux d’appareillage auditif en France. Cette question est cruciale car la société française vieillit et la presbyacousie concerne plus de 70 % des appareillages auditifs en France. A fortiori car les conséquences d’une perte auditive non traitée, au-delà des dégâts qu’elles peuvent occasionner sur l’état physique des personnes malentendantes, ont surtout des conséquences sur l’état cognitif et peuvent provoquer l’isolement social, la dépression et même de la démence. L’un des principaux objectifs de ce mémoire, au-delà de la richesse émotionnelle qu’il m’a procurée, de son intérêt culturel et de l’expertise sectorielle qu’il m’a permis de développer, est d’être en mesure de faire des propositions à même d’impacter le taux d’appareillage en france de façon significative. ainsi que dans l’intérêt de tous ceux qui se privent d’un sens, qui lorsqu’il ne fonctionne plus correctement, peut contribuer à l’isolement social, ou bien encore les plonger dans la dépression2, par l’effet limitant qu’il produit sur la communication et l’interaction avec autrui.

Le rapport asymétrique entre la vision et l’audition

Afin de comprendre cette problématique, j’ai travaillé sur le rapport asymétrique entre l’oeil et l’oreille, entre la vision et l’audition, la perte auditive et la baisse d’acuité visuelle et finalement entre les aides auditives et les lunettes.

Le champ de recherche s’est donc porté sur les comportements connus autour de la déficience de ces deux sens. Au-delà des effets réels qui imposent de les compenser lorsque ces déficiences commencent à nous « déranger » dans notre quotidien, les deux ne sont pas du tout vécues de la même manière par ceux qui en souffrent. De nos jours, le poids et le pouvoir de l’image sont si importants que le choix de la correction visuelle est quasiment immédiat, dès que les symptômes de la presbytie deviennent un tant soit peu gênants pour lire ou regarder son smartphone, c’est-à-dire dès que « les bras ne sont plus assez longs ». Le poids du sonore est, lui, très peu considéré dans nos vies quotidiennes ; l’une des conséquences mesurables est le temps qui s’écoule – en moyenne sept ans – entre l’apparition des premiers symptômes d’une baisse de l’audition et le moment où la personne se sent prête à franchir le pas de l’appareillage.

Le regard croisé que nous avons porté sur les aides auditives et les lunettes nous a amenés à comprendre que, pour ces dernières, le modèle d’accessoirisation a été rendu possible parce que le regard qui est porté sur la baisse de la vision n’est empreint d’aucune connotation négative. En effet, bien que la presbytie, phénomène lié à l’âge, se produise quasi systématiquement chez les personnes de plus de 50 ans, il ne provoque pas les mêmes effets psychologiques et ne renvoie pas la même image ; car le phénomène de la baisse d’acuité visuelle touche toutes les tranches d’âge de la population de façon générale. En d’autres termes, il nous concerne tous, à une époque ou une autre de la vie, mais pas particulièrement à celle qui nous rapproche du moment fatidique. Il n’est donc pas associé spécifiquement à la vieillesse, que nombre d’entre nous cherchent à repousser le plus tard possible et par tous les moyens. Il n’est pas non plus directement lié dans l’inconscient collectif à quelques effets psychologiques néfastes ou stigmatisants.

L’aveugle sacralisé, le sourd stigmatisé

Les appareils auditifs sont porteurs d’une très mauvaise image et sont relativement mal perçus par les malentendants qui n’en sont pas familiers. Ils sont le symbole et la représentation de la stigmatisation et véhiculent un certain nombre de croyances. Ces préjugés sont, selon moi, principalement issus de la place accordée aux malentendants et aux personnes sourdes, depuis des temps immémoriaux. Dans l’antiquité, il ne faisait pas bon naître avec un handicap ; ceux qui en souffraient étaient le plus souvent rejetés dans un contexte où être privé de l’un de ses sens ou d’une capacité empêchait les hommes de devenir de bons soldats. Dans l’antiquité, la surdi-mutité était considérée comme une infirmité qui plaçait les sourds dans le statut de l’animalité du fait qu’ils ne pouvaient pas pratiquer la langue articulée. Aristote allait même jusqu’à considérer qu’ils n’étaient pas « éducables ». Il n’en est cependant pas de même pour les aveugles. L’un des exemples des plus célèbres de la littérature, tiré de l’Odyssée, est Tirésias. Selon le mythe, il devint aveugle et développa un don de divination. L’aveugle pâtit de la croyance selon laquelle la cécité serait le signe visible d’une faute ou d’une tare morale mais qui, dans le même temps, lui confère des capacités de clairvoyance « extraordinaires ». Ainsi, il n’était pas rare de trouver des aveugles parmi les conseillers des dirigeants de l’époque. L’étude comparée des figures sociohistoriques des communautés des aveugles et des sourds m’a permis de constater que leurs inclusions sociales respectives diffèrent de 200 ans. Les sourds n’obtenant leur statut de personnes « normales » qu’au tout début du XXe siècle.

Le marketing et la communication ont permis aux lunettes de se démocratiser à la fin des années 1970.

Être ou ne pas être accepté

Comme tous les professionnels de santé auditive le constatent au quotidien, l’aspect psychologique est particulièrement important dans la relation à la déficience auditive. Mes recherches se sont donc portées sur le concept d’approbation sociale afin de comprendre l’impact du regard de l’autre et de la société sur nos décisions et nos choix. Nous nous soucions toujours de l’opinion d’autrui avant d’agir, ce que le philosophe et économiste Adam Smith décrit3 comme le fait que nous comprenons que nos actions doivent être conformes à la norme, à ce que le cadre et la morale attendent afin d’obtenir le mérite et les compliments. Si je fais quelque chose qui n’est pas accepté (appareillage) par les représentations que l’on s’en fait, j’ai peur de ne pas être accepté moi-même.

Mais les aides auditives ne sont pas les seuls produits qui portent les attributs de la stigmatisation. L’une des approches de mes recherches a donc consisté à tenter de comprendre comment d’autres modèles, y compris dans le domaine de la santé, ont réussi à se développer. Le marketing des produits d’embarras devait me permettre d’identifier la capacité d’action du marketing et de la communication dans ces contextes et univers différents. Selon le directeur du AgeLab du MIT, Joseph Coughlin, les aides auditives sont, à l’instar des produits destinés aux seniors qui ont des taux de pénétration assez faibles tels que les PERS (Personal emergency response systems) dans le domaine de la santé/sécurité ou la gamme Oldest food de Heinz, des produits avec lesquels les consommateurs ne veulent absolument pas être associés. Selon lui, le marketing et la communication ont permis aux lunettes de se démocratiser à la fin des années 1970 et ils pourraient bien avoir le même effet sur le secteur des appareils auditifs si ceux-ci parviennent à sortir de leur cadre actuel en offrant d’autres bénéfices aux consommateurs/patients4. Des études menées par Dawn Iacobbucci et al.5 confirment que les aides auditives font partie des produits qui provoquent le plus de gêne parmi les produits d’embarras. Pour en résumer la teneur, les porteurs y sont perçus comme faibles et incapables, mais valident la théorie de Coughlin selon laquelle la communication est l’un des rares contributeurs à même de faire agir ces personnes qui ne viennent pas à l’appareillage auditif et que l’étude EuroTrak évalue à 59 %6.

Les aides auditives accessoires de mode

L’aide auditive, accessoire de mode ?

Ces recherches m’ont permis de constater que la révolution qui a eu lieu sur le marché de la lunetterie, initiée dans les années 1960, a été rendue possible par la conjonction de deux phénomènes. Le premier fut l’intérêt des créateurs de cette industrie à concevoir des produits capables, à plus ou moins long terme, de prendre place au coeur de la société de l’époque. Ils ont su profiter de l’effet d’aubaine créé par le phénomène des yéyés et de la visibilité nouvelle et grandissante dont les artistes bénéficiaient grâce aux prémices de la starisation dans l’industrie de la musique et à l’arrivée de la télévision dans un grand nombre de foyers. Le deuxième phénomène fut l’opportunité que les créateurs de modes et les marques de haute couture ont identifiée dans ce même mouvement. À une époque où la mode du prêt-à-porter commençait à s’implanter dans les rayons des grands magasins, où la société de consommation battait son plein, les maisons de haute couture ont vu une formidable occasion d’associer leurs noms à des produits qui concernaient tout le monde. De populariser ceux-ci et de transformer leur modèle afin de toucher toutes les classes sociales de la société de cette époque. L’un des précurseurs en la matière fut Pierre Cardin, dont on connaît bien, aujourd’hui, l’appétence dans les opérations d’extension de marque ou de co-branding. Il n’en demeure pas moins que cette stratégie, pratiquée par plusieurs maisons de haute couture, a incontestablement favorisé l’effet d’accessoirisation des lunettes, en leur conférant les mêmes fonctions et propriétés que celles des accessoires de mode.

Comprendre c’est questionner, puis écouter et analyser…

Les concepts théoriques doivent être passés à l’épreuve du terrain. Et certains enseignements nous ont été confirmés par les entretiens qualitatifs réalisés dans ce cadre. Nous avons pu établir un certain nombre de constats ainsi que des recommandations managériales que les lecteurs d'Audiologie Demain me pardonneront de ne pas dévoiler dans cet article.

  • Que les malentendants ne sont pas prêts à « s’afficher » publiquement comme des utilisateurs d’appareils auditifs. Alors que nous ne nous posons même pas la question lorsqu’il s’agit de porter nos lunettes. Nous avons acquis la conviction, au terme de ce travail, qu’il sera difficile, à court terme, de faire changer cette tendance de fond ou bien de la faire évoluer, à un niveau tel qu’elle permettrait aux malentendants d’éprouver un quelconque plaisir à franchir le pas de l’appareillage ou à l’idée de montrer qu’ils utilisent des produits qui, jusqu’à présent, sont regardés « comme des trucs pour les vieux ».
  • Que porter des appareils auditifs, c’est vieillir avant l’âge et que ceux qui n’ont pas encore approché les aides auditives ont une très mauvaise image de ces dernières.
  • Que s’ils doivent en porter, ils ne veulent pas que cela se voit.
  • Que les malentendants, s’ils doivent s’équiper, sont très positifs sur l’avenir et qu’ils croient en l’efficacité des dispositifs existants et sont confiants quand ils ont décidé de franchir le pas. Mais pas seulement pour bien vieillir, ils veulent surtout bien vivre leur âge.
  • Que l’achat de lunettes pour les malentendants n’est pas du tout comparable à celui d’une aide auditive. Il est perçu comme un acte d’achat simple et facile alors que l’achat d’aides auditives est vécu comme un parcours à caractère médical.
  • Que le marketing et la communication peuvent jouer un rôle central dans la dédramatisation et la banalisation de ces solutions car les interviewés exprimaient le fait qu’ils se sentaient rassurés par la communication qui rendait le thème plus universel. Avec un incontestable effet dédramatisant.

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