Audiologie Demain : Vous qualifiez l’articulation actuelle entre AMO et AMC d’inégalitaire. Pour quelles raisons ?
Luis Godinho : Les chiffres de la Drees sont clairs sur ce sujet [3]. Ils montrent trois niveaux d’inégalité. D’abord, une inégalité en fonction des revenus. Les primes des complémentaires santé sont les mêmes quel que soit le revenu de l’assuré. Ainsi, les personnes ayant des faibles revenus sont mathématiquement défavorisées. Quand le taux d’effort* des ménages les plus modestes atteint 10 %, celui des plus aisés n’est que de 2 %.
La deuxième inégalité concerne les retraités et les chômeurs qui ne bénéficient pas de complémentaire santé obligatoire en partie financée par leur employeur.
Enfin, en raison de la tarification à l’âge, la troisième inégalité concerne les personnes les plus âgées. Alors que le taux d’effort des actifs est de 3 %, celui des retraités est de 7 %. Or, ce sont aussi ceux qui présentent les états de santé les plus dégradés.
Qui plus est, circonstance aggravante pour l’aide auditive, les études montrent qu’à âge égal, quelqu’un qui a un déficit auditif consomme plus de soins. Ainsi, les complémentaires n’ont aucun intérêt à prendre en charge ce surrisque et donc à attirer à eux des malentendants. C’est pourquoi les contrats avec une bonne couverture de ce risque sont très chers.
AD : Quatre scénarios sont envisagés. Pouvez-vous résumer chacun d’entre eux et expliquer dans quelle mesure ils impacteraient le secteur de l’audition ?
LG : Il est important en effet pour les audioprothésistes de s’intéresser à ces débats sur l'articulation entre Assurance maladie obligatoire (AMO) et Assurance maladie complémentaire (AMC) car, quel que soit le scénario, il y aura nécessairement des impacts sur le 100 % santé, compte tenu du principe de co-financement sur lequel il repose.
Le premier scénario serait peu impactant car il ne remet en pas cause le système actuel et apporte des améliorations notamment pour les « personnes modestes qui avancent en âge ».
Le second est celui d'une « assurance complémentaire obligatoire, universelle et mutualisée ». Il généraliserait et rendrait obligatoire l’AMC pour tous les Français. Cela permettrait de couvrir l'ensemble de la population, y compris les 4,5 % de personnes ne disposant pas de complémentaires. Il figerait les tableaux de garantie et les niveaux de remboursements, tout en leur laissant un espace de liberté sur les paniers libres du 100 % Santé et les dépassements d’honoraires.
Le troisième scénario, le plus commenté, est celui de la « Grande sécu » ; il prévoit la prise en charge par la seule Assurance maladie de 70 % des soins remboursés par les complémentaires, et cela afin notamment d’éviter le double financement des mêmes soins, générant des frais de gestion parmi les plus élevés des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Ce schéma, véritable repoussoir pour les complémentaires, revient à étendre le principe du 100 % Santé, qui serait ainsi intégralement pris en charge par l'Assurance maladie. Quid de la classe II ? Elle serait hors panier Sécu et les patients devraient souscrire une assurance complémentaire pour les faire rembourser ou les payer intégralement...
La dernière voie envisagée par le HCAAM, à laquelle je suis personnellement opposé et qui serait pour nous la pire, miserait sur le décroisement entre les deux financeurs. Autrement dit, il signerait la fin du « copaiement » : AMO et AMC interviendraient sur des paniers de soins distincts. Optique, audioprothèse, dentaire sortiraient du champ d’intervention de l’Assurance maladie pour ne dépendre que des complémentaires. Notre expérience passée ne nous laisse augurer rien de bon dans un face-à-face avec celles-ci. Mais, il y a peu de risque que ce scénario passe car cela représenterait une régression en termes d’égalité d’accès aux soins. Si le premier scénario me semble le plus politiquement exploitable, peut-être faudrait-il encore explorer d’autres pistes. Certains experts, comme Daniel Benamouzig et Cyril Benoit, appellent ainsi à doter l’Unocam de capacités de négociation avec les professions de santé [4]. C’est ce que nous appelons depuis des années.
AD : Que ce soit dans le scénario 2 ou le scénario 3, le rôle des complémentaires est revu à la baisse. Pourtant, d’aucuns considèrent que les complémentaires participent aux avancées sociales et que le 100 % Santé n’auraient pas pu voir le jour sans elles. Qu’en pensez-vous ?
LG : Il est de notoriété publique que le 100 % Santé a été mis en place avec beaucoup d’intérêt du côté des professionnels, mais à reculons du côté des complémentaires santé. Nous, audioprothésistes, sommes donc dubitatifs quand nous entendons cet argument. Et Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, a rapporté tout le mal qu’elle avait eu à négocier avec les complémentaires, dans le livre de Daniel Rosenweg, Le Livre (très) noir des mutuelles [5]. Toute nouvelle obligation pour les complémentaires est combattue à la base. Les négociations pour cette réforme ont été difficiles, avec des débats extrêmement tendus. Et qui se poursuivent encore aujourd’hui.
Même après la mise en place du 100 % Santé, il reste des disparités importantes d’accès aux soins du fait de la construction structurellement inégalitaire de notre système d’assurance maladie complémentaire.
AD : Dans votre tribune, vous jugez que la réforme du 100 % Santé est une réponse « à l'échec patent des "réseaux de soins" ». Quel avenir leur réservent les quatre scénarios du HCAAM ?
LG : Aujourd’hui, plus personne, y compris au HCAAM, ne pense que les réseaux de soins représentent une réponse pertinente pour permettre l’accès aux soins aux personnes les plus modestes. J’en veux pour meilleure preuve les quelque 300 000 personnes supplémentaires qui seront appareillées cette année grâce au 100 % Santé.
Le scénario 4 reviendrait en réalité à une loi Le Roux en pire. Il ne peut pas tenir face au constat de déséquilibre, déjà relevé par l’Igas en 2017, entre des professionnels de santé écopant de toutes les obligations et les réseaux qui ne sont soumis à aucune. Par ailleurs, des dépenses coûteuses en soins dentaires et audioprothétiques non couvertes par les contrats les plus modestes. Cela ne peut pas fonctionner. Ce qu’on peut reprocher aux réseaux, c’est d’avoir fait croire que cela était possible.
L’important est que le politique se saisisse de ce travail du HCAAM. Car, même après la mise en place du 100 % Santé, il reste des disparités importantes d’accès aux soins du fait de la construction structurellement inégalitaire de notre système d’assurance maladie complémentaire.
* Ratio de la somme des primes et de l’ensemble des restes à payer à la charge du ménage après intervention de l’AMC, sur le revenu disponible. Soit : (primes + RAC) ÷ revenu disponible