La musique au-delà des limites de la surdité

Atteint d’une surdité dégénératrice, Ludwig van Beethoven ne s’est pas détourné de sa passion pour la musique. Pourtant, il rencontre des difficultés à composer, ne pouvant plus entendre ses propres morceaux. Une surdité imprègne petit à petit son œuvre, sans jamais la dévorer.

Par Laura Huynh Quang
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« Ce sourd entendait l’infini1 », c’est en ces termes poétiques que Victor Hugo évoquait Beethoven. Le célèbre compositeur allemand souffrait d’une surdité dégénératrice. Il aurait commencé à perdre ses capacités auditives avant 30 ans, et passé les dernières années de sa vie totalement sourd. Une surdité qui ne l’a finalement pas empêché de poursuivre sa carrière, puisqu’il compose son dernier quatuor seulement deux ans avant sa mort, à l’âge de 56 ans.

Une surdité qui prend de l’ampleur...

Les premiers symptômes surviennent vers 1798 (l’artiste a alors 28 ans), d’abord dans l’oreille gauche, puis gagnent l’oreille droite, tout en provoquant des acouphènes très gênants. Le Dr Alain Londero, ORL à l’hôpital européen Georges-Pompidou à Paris, explique qu’il est impossible de savoir de quelle pathologie souffrait exactement le musicien, l’audiométrie n’existant pas à l’époque : « On suppose que Beethoven souffrait de maladies inflammatoires, notamment digestives, et également de l’oreille ».

Afin de continuer à composer, Beethoven cherche plusieurs méthodes pour améliorer son ouïe. Tout d’abord, il utilise un cornet acoustique, qu’Alain Londero compare à l’outil utilisé par le Pr Tournesol dans la bande dessinée Tintin : « L’appareil permettait d’amplifier les sons grâce à la pression acoustique concentrée à l’intérieur. » Mais vite, son efficacité diminue. Il fait ensuite construire un piano sur-mesure, débarrassé de ses pieds, pour améliorer la résonance de l’instrument et ressentir les vibrations. Quand il ne peut plus entendre ou reconnaître que quelques sons, il utilise un carnet afin de dialoguer avec ses interlocuteurs.

Création et surdité : le paradoxe

Alors comment Beethoven a-t-il fait pour continuer à composer tandis que sa surdité s’aggravait ? Alain Londero explique : « Il était artiste avant d’être sourd. Vers la fin de sa vie, on suppose qu’il composait uniquement de mémoire. » Une théorie qu’Élisabeth Brisson, historienne, confirme : « La musique se façonnait intérieurement, dans son cerveau ; il fabriquait ses sons. Il améliorait ses compositions après les avoir jouées en public car il avait besoin de validation. » Il aurait composé sa neuvième symphonie, un de ses chefs-d’œuvre, complètement sourd.

Si sa surdité ne l’empêcha jamais de composer, elle peut s’entendre à travers son œuvre. Au fur et à mesure de sa perte auditive, le compositeur utilise de plus en plus de notes graves, celles qu’il pouvait encore entendre. Quand il s’enfonce dans la surdité, c’est l’effet inverse, et il revient à des sonorités aiguës. Alain Londero poursuit : « Finalement le fait de ne plus rien entendre l’a rendu plus libre. Ces dernières œuvres, moins graves, utilisent un spectre fréquentiel plus large, et incluent les aigus. Il compose de mémoire et donc plus librement. » Selon l’ORL, l’installation de ses acouphènes aurait probablement joué un rôle dans sa composition artistique. Leur pénibilité se ressent au fil des œuvres à travers certaines notes reconnaissables. Pour Élisabeth Brisson, la surdité de l’artiste a eu un effet paradoxal sur sa création : « Cela lui a donné la liberté d’assembler ses sons, qui sont aujourd’hui des chefs-d’œuvre, mais qui étaient incompréhensibles pour ses contemporains. »

Edoardo Saccenti, chercheur à l’université de Wageningue aux Pays-Bas, évalue différemment l’impact des troubles auditifs du compositeur sur son œuvre2. Ses collègues et lui ont divisé seize quatuors à cordes sur vingt-cinq ans en catégories, en fonction de l’évolution de sa surdité et par rapport à l’utilisation de notes aiguës dans ses compositions. Les quatre premiers quatuors (1798-1800) correspondent au début de sa gêne auditive. Les notes aiguës y sont moins présentes. Les cinq suivants (1806-1811) ont été écrits alors que ses troubles auditifs prenaient de plus en plus de place. Les derniers quatuors (1823-1926) renvoient à la période de surdité totale de Beethoven et marquent une utilisation plus importante des notes aiguës par rapport aux périodes précédentes.

Artiste romantique

« L’infirmité de Beethoven ressemble à une trahison ; elle l’avait pris à l’endroit même où il semble qu’elle pouvait tuer son génie, et, chose admirable, elle avait vaincu l’organe, sans atteindre la faculté1 », écrivait encore Victor Hugo. Toutefois, cela ne fut pas si facile pour le musicien d’accepter sa surdité. Élisabeth Brisson développe : « La surdité était une grande douleur pour lui. Mais il a préféré l’héroïser, se montrer comme une personne qui souffrait, parce que cela lui donnait plus de valeur en tant qu’artiste. » Alain Londero confirme : « Sa surdité n’est sûrement pas isolée dans sa façon de composer. Dans le courant romantique, la dépression et la douleur occupent une place importante dans la création artistique, il faut être malheureux pour être un grand artiste. »

Contrairement à sa surdité, sa détresse psychologique n’eut pas d’influence sur sa créativité. « Son état dépressif ne se ressentait pas dans ses compositions, argumente élisabeth Brisson. Ce qui lui importait, c’était d’exprimer avec la musique ce qu’était l’homme, avec ses passions. Ses dernières sonates sont presque théâtrales. C’est peut-être inspiré de son propre vécu, mais il souhaitait plutôt exprimer la condition humaine, ce qu’on ressent en tant qu’homme. » Ce paradoxe créatif a permis à Beethoven d’explorer des champs musicaux jusqu’alors inconnus, révélant un véritable génie, novateur et précurseur. « Il entend l’harmonie et fait la symphonie1. »

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