19 Septembre 2023

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« Nous allons démocratiser la thérapie génique de l'oreille »

Dans quelques mois, les travaux de Sensorion devraient déboucher sur la première thérapie génique de l’oreille. Un succès auquel Nawal Ouzren, PDG de la société depuis 2017, n’est pas étrangère : elle a su tisser les liens nécessaires avec les équipes de chercheurs et de médecins et convaincre les financeurs. Depuis l’implant cochléaire, on n’a pas connu une telle révolution dans le secteur.

Propos recueillis par Bruno Scala
nawal ouzren

Nous sommes à l’aube d’une révolution made in France dans le secteur de l’audition. Peut-on revenir sur vos projets de thérapie génique ?

Nous avons déposé il y a quelques semaines une demande d’autorisation d’essai clinique en Grande-Bretagne, puis en Europe. Le but de cet essai est de réaliser une thérapie génique sur des patients souffrant de DFNB9, une surdité provoquée par une mutation du gène OTOF, qui code l’otoferline. Grâce à notre solution OTOF-GT, nous apportons une copie saine du gène dans les cellules ciliées. Si tout va bien, nous pourrions recevoir l’autorisation d’ici la fin de l’année, et traiter le premier patient au cours du premier semestre 2024. Ce serait en effet la première thérapie génique pour traiter une perte d’audition. Il n’y a pas eu d’innovation aussi importante dans le secteur depuis l’implant cochléaire. Si elle a lieu à l’hôpital Necker – ce que nous souhaitons, mais cela dépendra des patients recrutés – cette première mondiale sera une histoire française : une biotech française, sur la base de travaux à l’Institut Pasteur, une procédure réalisée à Paris...

Si la première thérapie génique a lieu à l’hôpital Necker, cette première mondiale sera une histoire française.

Vous n’êtes toutefois pas seuls dans cette course à la thérapie génique de l’audition. Deux concurrents américains, Akouos et Decibel Therapeutics, sont sur les rangs. Comment vous situez-vous par rapport à eux ?

Nous sommes tous dans un mouchoir de poche, et mon objectif, à titre personnel, c’est de terminer avant eux. Je pense que nous avons une longueur d’avance, parce que notre demande d’essai clinique porte sur la population cible, à savoir des bébés, âgés de 6 à 31 mois. Nos concurrents ont fait des demandes d’essai clinique aux États-Unis, mais les autorités ne l'ont permis dans un premier temps que sur des enfants de plus de 7 ans pour en valider l'innocuité. Ils ne pourront tester sur la population cible que dans un deuxième temps. En fait, la FDA est échaudée par certains événements graves et récents, dans le cadre de thérapie génique (en 2021, un enfant est mort lors d’un essai de thérapie génique pour traiter une myopathie, NDLR). C’est pour cette raison que nous avons fait notre demande en Grande-Bretagne et en Europe. Ça n’était pas gagné ! Les autorités ont jugé qu’il ne serait pas éthique d’injecter OTOF-GT à des enfants plus grands, par exemple mono-implantés, et qui ne pourraient donc pas bénéficier de l'efficacité du traitement au-delà d'un certain âge.

Un autre avantage que nous avons, c’est que nous avons investi dans la réalisation d’une étude d’histoire naturelle : une dizaine de centres en Europe génotypent de façon systématique tous les enfants nés sourds. Chaque enfant est ensuite suivi pendant des années. Ce qui permet d’appréhender les éventuels effets secondaires, de mieux connaître les profils des patients et de comparer la performance de la thérapie génique par rapport à la pratique médicale actuelle. Cela a rassuré les autorités. De plus, cela a instauré un dialogue entre les médecins, les généticiens et les audiologistes. Nous avons ainsi sécurisé cette dizaine de centres, ce qui fait qu'il est plus difficile pour nos concurrents d’y entrer aujourd’hui. D’autant que les équipes dans ces centres ont beaucoup apprécié notre approche médicale, tandis que celle de nos concurrents paraissait plus transactionnelle... Les médecins se sont presque approprié le projet !

Vous parlez d’événements graves en thérapie génique. Y a-t-il un risque pour vos patients sourds ?

L’oreille est une cible privilégiée pour la thérapie génique, pour plusieurs raisons. D’une part, l’approche chirurgicale pour injecter le réacteur est connue, puisqu’il s’agit sensiblement de la même que pour l’implantation cochléaire. C’est notre chance : nous travaillons avec des chirurgiens qui, aujourd’hui, implantent ces patients. Le choix de nos centres cliniques partenaires n’était pas anodin.

D’autre part, il y a peu de cellules à transduire (3 500) et elles ne se régénèrent pas. En conséquence, nous avons peu de réacteur à injecter pour que la thérapie soit efficace. Or c’est lorsqu’on injecte d’importantes quantités de réacteurs que l’on s’expose à un plus grand risque d’effets secondaires et notamment de réactions immunitaires. L’autre conséquence, c’est que cette thérapie génique est beaucoup moins coûteuse que d’autres. Comme elle cible en plus assez peu de patients (1 100 naissances par an aux États-Unis et Europe), elle pourra peut-être être supportée par l’Assurance maladie. Nous allons démocratiser la thérapie génique pour l’oreille.

Pour que la thérapie génique fonctionne, il faudra changer le parcours des patients.

À quels défis êtes-vous confrontés ?

Au-delà des défis techniques, il va aussi falloir convaincre, les patients – les parents surtout – et les médecins. Pour que la thérapie génique fonctionne, il faudra changer le parcours des patients. Aujourd’hui, les nouveau-nés sont dépistés à la maternité et, en cas de surdité détectée, ils se font généralement implanter à l’âge de 9 mois. Le génotypage n’est réalisé que dans de très rares cas. Il faudra inverser cela, et procéder à un génotypage dès que la surdité est détectée, afin de pouvoir proposer la thérapie génique s’il s’agit d’une DFNB9.

C’est un travail que nous avons entrepris dès 2019 en collaborant avec les centres d’excellence. Il faut que les médecins et les sociétés savantes soient moteurs sur ce sujet, qu’ils informent sur l’existence de thérapies, qu’ils rédigent des guidelines, incluent le génotypage dans le parcours... L’autre défi, ce sont les parents. Ça ne sera pas facile de les convaincre d’opter pour la thérapie génique alors qu’ils pourraient choisir l’implant cochléaire, qui fonctionne très bien. C’est une étape très importante. Ça ne pourra pas se faire sans les patients. Nous avons commencé un travail d’identification des associations. Nous allons mettre en place un conseil de parents, afin de s’imprégner du parcours patients, ou plutôt du parcours parents : quelle information ils ont reçue, quels professionnels ils ont le plus écoutés, comment ils ont pris leur décision de faire implanter ou pas... Ce qui est rassurant, c’est qu’en cas d’échec de la thérapie génique, il sera toujours possible d’implanter. L’inverse ne l’est pas.

Vous communiquez principalement sur OTOF-GT, qui vise à traiter la DFNB9, mais moins de GJB2, votre projet de thérapie génique ciblant la surdité DFNB1. Où en êtes-vous ?

Aujourd'hui, on travaille beaucoup sur la robustesse de la preuve de concept, on réalise des études de doses dans les modèles animaux... La suite est liée au refinancement de notre société, car ce sont des étapes coûteuses*. Si tout va bien, nous commencerons l’étude de la toxicité début 2024, puis nous visons les premiers patients début 2025. Mais pour cela, il faudra produire du réacteur, et là, on parle de 10-12 M€.

Pourquoi avoir commencé avec DFNB9 (OTOF-GT), et pas avec DFNB1 (GJB2) qui est pourtant une pathologie plus commune ?

Tout simplement parce qu’en termes de biologie, la connexine 26 (la protéine touchée dans DFNB1) est plus complexe que l’otoferline. Et d’un point de vue stratégique, dans une aire thérapeutique où tout est à construire, il valait mieux prendre une indication qui permette d’ouvrir plus facilement les portes des agences réglementaires. La connexine 26, c’est de la haute couture, rien que pour mettre au point le vecteur. Ensuite, c’est plus délicat en termes de toxicité, parce qu’il ne faut pas que la connexine 26 soit exprimée en dehors des cellules cibles, ce qui n’a pas d’incidence dans le cas de l’otoferline.

Il y a encore 5 ans, Sensorion ne faisait pas de thérapie génique, uniquement des « petites molécules ». Qu’est-ce qui vous a décidée à vous lancer ?

En arrivant à Sensorion, je me suis rendu compte que la société ne s’était jamais approchée de l’Institut Pasteur. Je crois que les gens étaient intimidés par la Pr Christine Petit (rire). En novembre 2017, je me suis rendue sur un congrès auquel elle participait, afin de me présenter, ainsi que la société. Quand on regarde les causes de pertes d’audition, c’est 50 % de génétique. Il était donc évident qu’il fallait se positionner sur cette partie-là. Il fallait un portefeuille composé de petites molécules et de thérapie génique. En 2018, je suis allée voir Christine Petit, parce que je savais qu’elle était courtisée par des biotechs américaines. Je me suis dit : « Si je ne bouge pas, ça va nous passer sous le nez ! » Avec son soutien, l’Institut Pasteur a pris une décision assez incroyable et je lui en suis profondément reconnaissante. À cette époque, nous n’avions pas d’argent. J’ai donc proposé que l’Institut Pasteur nous accorde l’exclusivité de collaboration pendant 6 mois. Et grâce à cela, j’irais obtenir de l’argent auprès de financeurs. Le conseil d’administration de Pasteur a accepté, et nous avons levé 85 M€ ! Des investisseurs assez pointus – comme Invus et Sofinnova – nous ont fait confiance sur la base des travaux de Christine Petit et de ma vision. Voir que, quatre ans plus tard, nous allons lancer un essai clinique, c’est une belle satisfaction.

Et donc, Sensorion fait aussi des « petites molécules ». Dans cette famille, SENS-401 fait figure de petit miracle : elle semble efficace en prévention, en curatif...

Oui, comme vous dites, une molécule miracle. Dans le cadre de traitement de surdités brusques, néanmoins, elle n’a pas atteint le critère d’efficacité de 10 dB au bout de 28 jours, mais seulement au bout de 84. C'est difficile de se relever après ce genre d’échec, mais nous avons la conviction que le produit fonctionne, il met simplement un peu plus de temps à agir. On parle de patients qui deviennent sourds en 72 h. J’ai présenté des résultats lors des Assises à Cannes l’an dernier et des médecins dans la salle m’ont rapporté que certains de leurs patients pleuraient de joie parce qu’ils entendaient à nouveau grâce à ce médicament. Aujourd’hui ce projet est aussi sujet à un refinancement de la société. Il nous faut 60-70 M€ pour le terminer.

On avance aussi sur les projets de prévention de l’ototoxicité due au cisplatine et de conservation de l’audition résiduelle lors de l’insertion de l’implant cochléaire, en partenariat avec Cochlear.

Quelles sont vos autres pistes ? Pensez-vous vous engager dans la régénération cellulaire ?

Les équipes de Pasteur ont identifié certains gènes qui causent une perte d’audition précoce. Nous travaillons avec Sonova pour réaliser une étude d'histoire naturelle chez les adultes. Grâce à la force de frappe de leur réseau de distribution, nous allons pouvoir commencer à éduquer les patients qui viennent tester leur audition, à engager le dialogue avec les audioprothésistes pour essayer de comprendre quel est le profil audiométrique des patients qui souffrent de cette presbyacousie précoce. Le but est ensuite de leur offrir l'opportunité d'être génotypés et de rentrer dans cette étude d'histoire naturelle et ainsi être suivis tous les 6 mois ou tous les ans. Et potentiellement être candidats pour de la thérapie génique.

Concernant la régénération cellulaire, nous avons des experts de ce sujet dans nos équipes. C’est l’une des prochaines frontières que nous voudrions franchir, mais le chemin est encore long.

On critique souvent les difficultés administratives auxquelles les biotechs sont confrontées en France, ce qui ralentit l’innovation. Qu’en pensez-vous ?

L’exécution de la recherche, c’est un chemin de croix, en effet. Nous travaillons avec des médecins qui sont très motivés. Mais il y a un manque de moyens. Lorsqu’on fait des essais cliniques, on paie les centres qui travaillent avec nous, les CHU. Mais l’argent ne redescend pas. Ainsi, un jour il manque une infirmière, un autre jour un technicien ou un opérateur. Pour nous, cela ne représente pas grand-chose financièrement, mais on ne peut pas fournir directement l’argent ou le personnel au département qui réalise notre essai. Cette problématique mériterait que soit constitué un groupe de travail à l’échelle nationale.

Une femme à la tête d’une biotech, c’est plutôt rare. Est-ce que cela a été un frein ?

Non, je pense que cela m’a aidé à nouer des relations de confiance avec l’Institut pasteur, avec les médecins. Je n'ai pas d’élément tangible suggérant que j’aurais levé plus de fonds si j’avais été un homme. Mais les chiffres montrent que les biotech dirigées par des femmes reçoivent environ 20 % de moins des investisseurs que les hommes (un baromètre StartHer/KPMG de 2019 indique en fait que les femmes lèvent en moyenne 3,1 M€ contre 6 M€ d’euros pour les hommes, soit 48 % de moins, NDLR). De mon côté, je demande que pour chaque poste, au moins une femme soit interviewée. Pour cela, les chasseurs de tête doivent sortir de leur zone de confort.

* Entretien réalisé avant l'annonce le 3 août 2023, d'une augmentation de capital de 35 M€ via un placement privé auprès d'un trio d'investisseurs financiers.

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