« On commence à mieux caractériser les fibres du nerf auditif »

Pendant des années, la recherche en audiologie a porté essentiellement sur les cellules ciliées et leur fonctionnement. Mais depuis peu, les fibres du nerf auditif, qui innervent ces cellules, arrivent sur le devant de la scène. Leur détérioration pourrait être à l’origine des surdités dites cachées, et de la fameuse plainte « J’entends, mais je ne comprends pas ». Entretien avec Jérôme Bourien, chercheur à l'Institut des neurosciences de Montpellier.

Propos recueillis par Bruno Scala

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Depuis quelques années, la recherche en audiologie affiche un regain d’intérêt pour les fibres du nerf auditif. Pour quelle raison ?

Pendant des années, les chercheurs ont cru que les maillons faibles du système auditif étaient les cellules ciliées externes. En effet, chez les personnes souffrant de surdités sévères, on observe une destruction de ces cellules. Et tout cela était cohérent.

Mais entre 2005 et 2010, l’imagerie a connu d’importantes évolutions. Et en 2009, des travaux réalisés par les équipes de Charles Liberman et Sharon Kujawa [1] ont remis en cause ce paradigme. Ils ont montré que dans des contextes d’exposition sonore, on observe, chez des modèles animaux, une disparition des fibres, bien avant celle des cellules ciliées, prouvant que les premières sont plus fragiles que les secondes. En outre, ces fibres disparaissent tout au long de la vie, de façon linéaire et ce, dès le plus jeune âge.

Quelle sont les conséquences sur l’audition ?

Chez l’animal, la perte de 50 à 60 % des fibres du nerf auditif n’affecte pas les seuils d’audibilité. Et c’est aussi pour cela qu'on ne suspectait pas les fibres de se détériorer en premier. En revanche, cela peut affecter le traitement supraliminaire des sons.

Pourquoi ?

Les fibres à haute activité spontanée sont généralement peu affectées par l’exposition sonore ou le vieillissement. À l'inverse, les fibres qui s’activent à des niveaux sonores plus élevés (50-80 dB SPL) et qui ont une activité spontanée basse sont plus fragiles. Ce sont elles qui disparaissent en premier. Or ce sont également elles qui encodent les signaux de parole dans les environnements bruyants. En découle l’hypothèse que cette perte affecte la compréhension de la parole dans le bruit ou dans d’autres environnements difficiles, très réverbérants par exemple. La plainte correspondante du patient serait alors le fameux « j’entends, mais je ne comprends pas ». La détection des sons faibles, comme ceux qui servent de stimulus lors de l’audiométrie tonale liminaire, n’est en revanche pas affectée. La synaptopathie est pour l’heure la principale hypothèse qui explique que la compréhension puisse être affectée mais pas l’audibilité, des symptômes que les audioprothésistes et ORL rencontrent très souvent.

Il est probable que les fibres humaines soient bien plus résistantes au bruit que celles des animaux.

Tous ces travaux ont été menés sur des modèles animaux. Qu’en est-il chez l’humain ?

Pour mesurer l’activité d’une fibre, on utilise une technique d’enregistrement unitaire, à l’aide d’une électrode de verre ou de tungstène, très fine, placée sur le nerf auditif. Cette méthode très invasive ne peut être déployée chez l’humain pour des raisons éthiques.

Néanmoins, grâce à des mesures indirectes, on commence à mieux caractériser ces fibres. Les études morphologiques consistent à en mesurer le diamètre ou la densité en mitochondries, grâce à de la microscopie électronique. Il y a une corrélation entre l’activité spontanée d’une fibre et sa morphologie (les fibres à gros diamètres et riches en mitochondries sont celles à haute activité et bas seuil, en général). C’est une technique applicable à l’humain, sur des cochlées post mortem. Mais c’est une mesure indirecte, un coup de billard, reposant sur plusieurs hypothèses.

On peut aussi analyser la nature moléculaire des fibres ; ce qu’ont fait des équipes américaines et suédoises [2,3,4]. Ils ont prélevé le nerf auditif de rongeur et analysé la nature moléculaire et les gènes exprimés dans les fibres. Et ils ont observé que la nature moléculaire varie en fonction de l’activité spontanée des fibres. Par exemple, pour certains types de fibres, on trouve des gènes associés à la fonction mitochondriale, des sous-unités de canaux potassiques... Ce qui est super, c’est que tout est donc cohérent : les différentes analyses se recoupent. Aujourd’hui, des équipes sont en train de réaliser ce travail chez l’humain, toujours sur des tissus post mortem.

Mais comment peut-on évaluer l’état des fibres d’un humain de son vivant ?

Nous travaillons sur une méthode à l’Institut des neurosciences de Montpellier. Nous profitons d’une collaboration étroite avec le Dr Xavier Dubernard, ORL au CHU de Reims, qui pratique une chirurgie particulière, pendant laquelle il est possible de placer une électrode directement sur le nerf auditif du patient. Ainsi, nous pouvons valider nos résultats et nos approches testées chez les animaux. Par ailleurs, nous développons des modèles mathématiques, afin de nous assurer que les résultats obtenus chez l’humain sont en accord avec les prédictions.

Nous avons mis au point un outil qui repose sur la PSTR (peristimulus time response, ou réponse temporelle de décharge des fibres). C’est le résultat d’environ dix années de recherche au labo. Cela consiste à mesurer la réponse électrophysiologique du nerf auditif à des bandes de bruit pulsé. Elle se caractérise par un pic en début de stimulation sonore, suivi d’une adaptation, puis un plateau, jusqu'à la fin de la stimulation. Nous avons démontré que le rapport pic/plateau de cette PSTR est positivement corrélé à l’activité spontanée du nerf [5]. Nous pouvons donc en déduire la composition d’une population de fibre. Plus le rapport pic/plateau est grand, plus les fibres qui répondent au son sont des fibres à haute activité spontanée. Et vice versa. C’est un biomarqueur électrophysiologique, mais indirect.

En quoi cela permet-il de connaître l’état des fibres ?

Pour l’instant, nous avons travaillé sur des entendants. Mais l’idée est désormais d’appliquer cette méthode sur des malentendants. En élaborant en parallèle des modèles computationnels, on peut réaliser des simulations en introduisant certains paramètres, comme le nombre de fibres, la proportion attendue de fibres à basse, moyenne et haute activité spontanée, on peut simuler ces PSTR et les comparer à d’autres, obtenues sous différents scénarios, et on compare le tout aux données électrophysiologiques. Mais la difficulté, c’est qu’il y a beaucoup de données inconnues chez l’humain.

D’ailleurs, il est probable que la synaptopathie ne soit pas aussi fréquente chez l’humain que chez l’animal...

En effet, il est probable que les fibres humaines soient bien plus résistantes au bruit que celles des animaux. Pour obtenir des synaptopathies chez ces derniers, il suffit de les exposer 2 heures à 100 dB. Si nos fibres étaient si fragiles, une soirée en boîte de nuit suffirait à les détruire, et tout le monde souffrirait de synaptopathie. On ne sait pas si des humains souffrent de synaptopathies pures (sans perte de cellules ciliées externes). Même l’équipe de Charles Liberman, qui a examiné des cochlées et des ganglions spiraux humains post-mortem, n’en a pas trouvé. C’est probablement très rare. Et cela augmente la difficulté de mettre au point des techniques pour explorer ces fibres.

Comment cela ?

Pour valider nos travaux, nous allons avoir besoin de les tester sur des humains, et pour cela, il faut travailler sur des populations très bien caractérisées : des patients dont on est sûr qu’ils souffrent de synaptopathies...

À quoi ressemblerait le test clinique ?

Idéalement, le protocole consisterait à poser délicatement des électrodes sur la base du tympan, via le conduit auditif, puis insérer un embout pour délivrer le son. C’est un geste très difficile à réaliser, qui pourrait devoir se faire sous microscope. Une fois que cette technique sera mise au point et qu’elle pourra être pratiquée presque en routine, nous pourrons valider la méthode sur des patients bien caractérisés.

Existe-t-il d’autres pistes que la vôtre ?

Les travaux de Stéphane Maison, à Harvard, font appel à la fois à des mesures électrophysiologiques dans le conduit auditif externe et des tests psychoacoustiques [6]. Il y a quelques années, il avait également mis au point une méthode fondée sur le rapport des amplitudes de l’onde I et des potentiels de sommation [7].

Paul Avan et Fabrice Giraudet, à Clermont-Ferrand, mesurent les PEA tout en envoyant un bruit masquant, afin de tester les fibres à hauts seuils uniquement [8].

D'autres équipes travaillent sur le réflexe stapédien. Elles considèrent que la perte de fibres à haut seuil altère ce reflexe.

Que ferait-on de ces résultats ? Comment adapterait-on la prise en charge ?

On estime que ces patients ont certainement une bonne audition, mais des soucis dans le bruit. Aujourd’hui, ils doivent s’entendre dire que c’est un problème de concentration. Certes, le diagnostic de neuropathie serait angoissant, mais il apporterait des réponses.

D’un point de vue audioprothétique, ces patients auraient besoin d’un traitement du signal spécifique, en modifiant les temps d’attaque, par exemple. Une trop forte amplification pourrait générer une gêne encore plus importante.

Dans les années 2000, certains travaux ont montré qu’il était possible de faire repousser avec des neurotrophines des terminaisons nerveuses qui avaient souffert après un trauma sonore. Mais il faut admettre qu’il y a assez peu de résultats. Même chez l'animal, les résultats sont peu concluants...

En revanche, la caractérisation et la détection de neuropathies auditives chez l’homme permettrait de faire de la prévention plus efficacement. Si on démontre que ces pathologies surviennent dans certains contextes de surexposition sonore (travailleurs du son, du bâtiment...), cela permettrait de faire évoluer les lois.

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