Début 2021, la troisième vague de Covid-19 frappait la France, saturant rapidement les hôpitaux. Face à l’afflux massif de patients, le plan blanc a été activé dès octobre 2020 au CHRU de Nancy, comme dans de nombreux autres établissements de l’Hexagone, afin de libérer des lits et des personnels de santé pour renforcer les capacités de prise en charge en réanimation. La mesure s’est accompagnée du report des opérations chirurgicales non-urgentes et de nombreuses déprogrammations, sources de frustration pour les soignants et synonymes de pertes de chances pour les patients non Covid, victimes collatérales de la crise. Parmi ces activités non prioritaires figurent notamment les implantations cochléaires. « Au plus fort des différentes vagues, l’activité du CHU de Nancy a été complètement bouleversée pour réorienter personnel et matériel vers la prise en charge des malades de la Covid, commente la Pr Cécile Parietti-Winkler, PU-PH dans le service ORL du CHRU de Nancy. Les blocs opératoires étaient presque complètement à l’arrêt. La prise en charge de nombreuses pathologies qui ne relevaient pas de la cancérologie ou des urgences est passée, malheureusement, en “bas de la liste”. Cela était particulièrement vrai pour la prise en charge chirurgicale de pathologies dites fonctionnelles comme la surdité. Nous ne pouvions plus opérer nos patients sourds et tout particulièrement ceux qui nécessitaient une implantation cochléaire. Par ailleurs, celle-ci étant une activité de référence, elle ne pouvait être réalisée que dans un centre de référence. Nous ne pouvions donc pas conseiller à nos patients sourds, candidats à l’implantation, d’aller se faire opérer en secteur libéral pour raccourcir les délais de prise en charge, comme cela a été le cas pour d’autres spécialités… Ils étaient donc piégés par le système. » La praticienne se trouve ainsi confrontée à des drames humains, à des patients qu’elle ne peut pas prendre en charge alors même qu’ils sont déjà isolés par leur pathologie et souffrent en prime du port du masque obligatoire qui les privent du support de la lecture labiale.
Le privé en renfort du public
Une situation « intenable » pour la Pr Parietti-Winkler qui s’en ouvre à la direction du CHRU, à l’occasion d’une cellule de crise. À circonstances exceptionnelles, solutions extraordinaires : la possibilité d’externaliser la chirurgie dans un établissement privé du secteur est évoquée. avec l’accord de son administration, l’ORL active son réseau au sein du territoire et contacte ses confrères libéraux, qui l’orientent vers la clinique Saint-André, du groupe Elsan, à Vandœuvre-lès-Nancy. « Il n’était pas question d’arriver du CHU comme un cowboy en terres privées ! raconte-t-elle. Les ORL du secteur privé ont été un maillon indispensable dans le déploiement de ce parcours de soins innovant, qui a été créé en un temps record. Ils ont accueilli l’idée avec enthousiasme et m’ont adressée de façon réactive à Élise Delbergue, cadre de bloc de l’établissement. » La clinique a des plages opératoires disponibles. Les deux professionnelles de santé se rencontrent début février et s’organisent pour que l’établissement privé puisse accueillir des chirurgies d’implantation cochléaire. Intervient enfin, pour que cette coopération voie le jour, une troisième partie prenante : Jérôme Saleur, directeur adjoint du CHRU de Nancy, qui se charge de prendre attache avec la direction de la clinique et de lever les obstacles administratifs. « Cette initiative est avant tout née de la volonté de soignants du public et du privé, salue-t-il. Nous avons fait en sorte ensuite de rendre cela possible au niveau administratif et logistique. Nous disposions de l’expertise, du matériel ; il nous manquait le plateau opératoire. Nous avions déjà la possibilité de conventionner avec d’autres établissements publics. L’originalité était de le faire avec des cliniques privées en capacité d’accueillir nos praticiens. Tout est ainsi resté dans un système public, sans majoration de prise en charge. » L’allègement du cadre réglementaire du fait du contexte sanitaire a facilité les démarches. « Logistiquement, nous avons organisé les flux de transport de matériel vers Saint-André et mis en place un système de refacturation des actes et des séjours », poursuit Jérôme Saleur.
« Un tour de force administratif et logistique »
Peu mobilisées au cours de la première vague – ce qui leur avait été reproché –, les cliniques ont davantage pris part à la lutte contre la Covid par la suite, en soutien du public. Le choix d'Elsan dans ce contexte a été d'attribuer à Saint-André un rôle de renfort, lui permettant de mettre son personnel à disposition d’autres établissements du groupe sur le territoire ou d’accueillir des praticiens dans ses blocs. « La clinique étant dédiée en temps normal à la chirurgie programmée et ne disposant pas de services de réanimation ou de soins intensifs, nous n’étions pas en première ligne sur le front de la Covid, explique Élise Delbergue. C’est ce qui nous a permis de pouvoir soulager le CHRU. »
Trois semaines à peine se sont écoulées entre les premières prises de contact avec la Pr Cécile Parietti-Winkler et la première programmation en février 2021. Le temps de mettre en place les conventions de mise à disposition de la salle d’opération, d’une infirmière circulante, de prêt de matériel, de commander les consommables. « Nous disposions d’un microscope ORL car nous réalisons de la chirurgie d’oreille moyenne, commente la cadre de bloc de Saint-André. C’était la condition sine qua non pour que les implantations cochléaires puissent être réalisées chez nous car ce n’est pas le genre de matériel que l’on déplace facilement ! » « Ça s’est fait très vite, admet Cécile Parietti-Winkler. Cela relève littéralement du tour de force tant du point de vue administratif pour externaliser une activité de référence dans un établissement privé et établir les circuits de refacturation, que du point de vue logistique pour s’assurer des transferts de matériel, de la livraison des dispositifs par les partenaires industriels, du bon fonctionnement des instruments et faire voyager l’ancillaire... »
Une chirurgie déportée dans le privé
Quatre patients ont ainsi pu être implantés à la clinique Saint-André par Cécile Parietti-Winkler, assistée d’un interne du service ORL du CHRU de Nancy : deux le 19 février 2021, puis deux autres, au mois d’avril suivant. « Cela peut sembler peu mais, c’étaient quatre patients de moins sur notre liste d’attente, quatre personnes de moins en souffrance », explique l’ORL nancéienne. Par ailleurs, s’agissant d’opérations externalisées, il était impératif de sélectionner des candidats qui ne nécessitaient pas de chirurgies complexes. « Nous n’étions pas en terrain connu : nous ne connaissions pas les équipes de bloc et de secteur d’hospitalisation (qui ne nous connaissaient pas non plus), ajoute-t-elle. Le fonctionnement de la clinique Saint-André et de son bloc opératoire ne nous était pas familier. Les équipes sur place n’avaient jamais entendu parler d’implantation cochléaire… Nous avons donc dû choisir des patients pour lesquels on pouvait présager une opération standard, afin de minimiser le risque d’une chirurgie externalisée et garantir la sécurité des patients et la qualité de la prise en charge. C’est une expérience coûteuse en énergie et tout prend plus de temps qu’à “domicile”. On n’opère pas dans les mêmes conditions ; il faut être plus vigilant sur toutes les étapes du processus, encore plus qu’à l’ordinaire. Néanmoins, tout est aujourd’hui en place pour être réactivé si besoin. »
Les ORL du secteur privé ont été un maillon indispensable dans le déploiement de ce parcours de soins innovant, qui a été créé en un temps record.
Pr Cécile Parietti-Winkler
Du côté des professionnels de la clinique, l’expérience est également une réussite. « Après un an de Covid, accueillir une nouvelle équipe et une nouvelle chirurgie nous a fait le plus grand bien et nous a permis de mettre la pandémie un peu à distance, témoigne Élise Delbergue. Nous avons reçu également des ophtalmologistes de l’hôpital et des chirurgiens digestifs de l’hôpital pour enfants, qui voyaient eux aussi leurs délais s’allonger pour opérer. Un vendredi, il y avait plus de praticiens du public dans mon bloc que de personnels de Saint-André ! » Cette parenthèse a aussi illustré la mobilisation du privé pendant la crise : « Cela a permis de répondre à certaines critiques que nous avons pu entendre pendant la première vague », poursuit la cadre de bloc. Ce que Jérôme Saleur confirme : « Les cliniques ont pu démontrer qu’elles contribuaient à la gestion de la crise, même si l’essentiel de la charge était porté par des établissements comme le nôtre. »
Une réussite et un symptôme ?
Si cette coopération entre le CHRU de Nancy et la clinique Saint-André s’est avérée un franc succès humain, technique, logistique et administratif, elle n’en révèle pas moins les tensions que connaît l’hôpital public aujourd’hui et dont la pandémie Covid a joué les catalyseurs. Pour Cécile Parietti-Winkler, il s’agit d’une « expérience très positive et d’une véritable innovation dans le parcours de soins, qui a enthousiasmé toutes les parties prenantes et a démontré, d’une part, que quand la direction d’un hôpital veut, elle peut et, d’autre part, qu’il est bon de laisser l’initiative aux soignants ». mais, ajoute-t-elle, « elle est aussi symptomatique de dysfonctionnements graves du CHU, contraint de réaliser ailleurs qu’en son sein une chirurgie de référence comme l’implantation cochléaire ».
Jérôme Saleur juge quant à lui que la crise n’a fait qu’accélérer la mise en œuvre de ce type de coopérations entre public et privé – le CHRU de Nancy a également externalisé des actes d’endoscopie digestive et de chirurgie esthétique des grands brûlés dans une clinique de Lunéville et récemment mis en place un accord-cadre avec un groupe privé pour notamment accueillir ses praticiens en cardiologie et en anesthésie. Selon le directeur adjoint, elles préfigureraient des solutions à explorer pour l’avenir : « Le système de santé évoluera dans ce sens. Chacun va garder son pré carré, mais permettre aux praticiens de passer d’un système public à un système privé, d’exercer sur des plateaux différents avec des financements différents pourrait contribuer à améliorer la qualité de vie au travail de tous et répondre à la problématique de démographie médicale. Nous avons montré que cela était possible. »