De la lumière à la pénombre, l’évolution artistique étonnante de Goya

Le peintre Francisco de Goya est connu pour ses œuvres colorées et gaies réalisées pour la cour d’Espagne, mais aussi pour ses peintures plus sombres et dramatiques. Une évolution déroutante, qui a pu être influencée par une surdité sévère et une dépression. Un lien entre sa surdité et l’évolution de son œuvre picturale est-il crédible ?

Par Laura Huynh Quang
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Francisco de Goya, Asmodée, Museo Nacional del Prado

Que s’est-il passé dans la vie de Francisco de Goya, peintre espagnol lié au courant pré-romantique (1746-1828), pour que ses peintures deviennent si sombres ? Son œuvre est en effet marquée par une véritable rupture à la moitié de sa vie : ses peintures deviennent plus noires, au niveau des teintes utilisées mais aussi des sujets ou des personnages représentés. Le peintre aborde des thèmes plus dramatiques voire fantastiques et intègre dans ses œuvres des monstres (Saturne dévorant un de ses fils), des sorcières (Le Sabbat des sorcières) et des créatures diaboliques (Le Colosse, La Lampe du diable). Il produit dans cette période deux séries d’œuvres très connues empreintes de cette profonde gravité : les Caprices et les Peintures noires. S’il est difficile d’établir un diagnostic presque deux cents ans après la mort de l’artiste, certains spécialistes ont émis plusieurs hypothèses pour expliquer ce basculement.

Plusieurs hypothèses...

Ce tournant dans l’œuvre de Goya survient en 1792, lorsqu’il contracte une mystérieuse maladie qui manque de le tuer et atteint son audition. Parmi les nombreux diagnostics évoqués, on peut citer la poliomyélite, une méningite ou encore une intoxication au plomb. Une ORL américaine, Roona Hertzano, professeure à l’université du Maryland, conclut à un possible syndrome de Susac. Cette maladie, extrêmement rare, peut atteindre le cerveau, l’œil et l’oreille interne, et provoquer une perte d’audition progressive, mais aussi des vertiges et des maux de tête. Roona Hertzano s’est orientée vers cette hypothèse puisque, selon elle, la vue du peintre était également affectée. Cependant, il est impossible de certifier dans quel ordre ses sens ont été atteints, alors que cela a une importance dans le diagnostic. Pour cause, Goya n’a laissé comme indices que quelques brèves correspondances avec ses amis, et évidemment, ses tableaux.

Alain Londero, ORL à l’hôpital européen Georges-Pompidou à Paris, explique : « On ne peut pas établir de réel diagnostic aujourd’hui. On sait qu’il s’est mis à entendre très mal en 1792, puis qu’il est devenu complètement sourd. Cela peut être lié à une maladie inflammatoire de l’oreille ou à une pathologie générale. » Mais le syndrome de Susac reste une possibilité pour le spécialiste : « Francisco de Goya décrit dans ses correspondances des bourdonnements qu’il entend dans sa tête. Le syndrome de Susac entraîne une surdité sévère et des troubles neurologiques, ce qui peut expliquer une perte visuelle et auditive, mais également sa dépression. Cependant, cela reste une pathologie vraiment rare et il ne faut pas oublier que la classification des maladies change avec le temps. Il est donc difficile de recontextualiser les symptômes décrits par le peintre à l’époque. » Une autre pathologie a été évoquée : la syphilis. Beaucoup plus répandue à l’époque, elle peut également provoquer des troubles neurologiques et entraîner une perte d’audition.

Dépression et évolution artistique

La personnalité et la vie de Francisco de Goya changent également à la suite de cet épisode. L’artiste espagnol, qui était peintre officiel à la Cour d’Espagne, se mure dans la solitude et la dépression. Il aborde également d’autres thématiques dans ses tableaux, plus obscures, plus engagées, et se voit même condamné par l’Inquisition pour blasphème. Sa peinture a pu être également influencée par les événements politiques qui bouleversent l’Europe à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles : la guerre d’Indépendance espagnole, la Révolution française... Il réalise une série de 82 gravures intitulées Désastres de la guerre dans laquelle il dépeint les conséquences de ces conflits. Alain Londero s’interroge : « Peut-on dire que la pathologie peut influencer la production artistique ou, finalement, est-ce que l’artiste n’aurait pas dans tous les cas évolué de cette manière ? Selon moi, il existait une véritable interaction entre psychopathologie et production artistique pour Goya. Mais est-ce qu’une maladie de l’oreille peut réellement rendre dépressif et modifier l’art pictural d’un artiste ? »

Pour Véronique Gérard Powell, professeure à l’université Paris-Sorbonne, le peintre espagnol ne souffrait pas de dépression, un diagnostic qu’elle juge « anachronique ». Les événements de l’époque suffiraient selon elle à expliquer l’évolution picturale de Goya. « Sa vie s’est déroulée dans des conditions difficiles qui ont pu peser sur lui, explique-t-elle. Mais il a toujours montré, même souffrant, une volonté de s’en sortir. »

Pourtant, l’hypothèse de la dépression causée par la perte auditive se tient. Goya a fini sa vie seul dans sa maison, surnommée « Le domaine du sourd » et qu’il a décorée de quatorze fresques, les Peintures noires, série d’œuvres très graves, presque horrifiques. L’artiste, déprimé par la situation politique en Espagne, mais aussi par sa santé, s’isole. À la fin de sa vie, il souffrait de surdité sévère, mais ne voyait presque plus non plus. L’ORL parisien poursuit : « Toutes ces explications ne sont pas incompatibles, c’est probablement un mélange de tout cela. Mais sa surdité a forcément changé son mode de production artistique. » Des explications qui ne pourront jamais être certaines, comme Alain Londero le confirme : « Autant de temps après, nous ne pouvons émettre que des suppositions, comme c’est le cas pour d’autres artistes, Beethoven (lire La musique au-delà des limites de la surdité), Ravel, Kandinsky...»

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