« Je veux favoriser l'interdisciplinarité et le passage de la recherche à l’application clinique » Anne-Lise Giraud, directrice de l’Institut de l’audition

En janvier 2022, Anne-Lise Giraud, professeure de neurosciences, a été nommée à la tête de l’Institut de l’audition, pour une durée de cinq ans. Elle succède à la Pr Christine Petit. L'occasion de faire le point sur les projets en cours et à venir de cette jeune structure, inaugurée en 2020, et de découvrir comment la nouvelle directrice, spécialiste du langage, va marquer de son empreinte les futurs travaux de l’Institut.

Propos recueillis par Bruno Scala
Anne Lise Giraud 2

Audiologie Demain : Vous avez pris la direction de l’Institut de l’audition (IDA) en janvier 2022. Qu’est-ce qui vous a séduite dans ce projet ?

ALG : C’est un institut tout nouveau et vraiment exceptionnel, y compris à l’international. Il bénéficie d’une assez grande autonomie grâce à un financement privé/public qui est encore relativement inédit en France, mais qui fonctionne très bien dans les pays anglo-saxons ou en Israël par exemple. Je suis donc très intéressée de participer à cette expérience.

Ce qui est vraiment motivant pour moi également, c’est l’aspect translationnel, à la fois de la recherche fondamentale vers la recherche clinique, mais aussi vers l’application clinique. Le fossé entre préclinique, clinique, jusqu’aux produits ou méthodes dont de nombreux patients pourront bénéficier est assez complexe à combler : il faut notamment trouver des partenariats industriels, les convaincre de développer de nouveaux projets, d’investir éventuellement dans la recherche et le développement, ou alors monter nos propres start-ups, le cas échéant. Et c’est une mission qui m’intéresse beaucoup à titre personnel.

Enfin, coordonner des personnes créatives et autonomes me paraît particulièrement enthousiasmant. Mon ambition est de mettre en place les conditions qui leur permettront de réaliser d’excellents travaux de recherche. Dans ce cadre, j’espère pouvoir jouer le rôle de facilitatrice. Cela constitue vraiment une des très belles facettes de cette aventure. Avec tout ce substrat de scientifiques talentueux présent à l’IDA, les interactions devraient être très productives. Je souhaite favoriser l’interdisciplinarité et la connexion entre les chercheurs, et les accompagner pour traverser quelques frontières.

AD : Vous êtes une spécialiste du langage, nommée à la tête d’un institut dédié à l’audition. Est-ce le signe d’une volonté d’un rapprochement entre les deux disciplines ?

ALG : Au cours de ma formation, ces deux domaines ont toujours été liés. Ma thèse traitait des processus cochléaires et j’ai poursuivi vers la parole. À l’époque, je travaillais dans un laboratoire dont les travaux portaient sur l’audition, la parole et la voix. Les trois ont toujours formé un tout pour moi. Le système auditif humain a évolué quasiment en boucle fermée, essentiellement dans le but de traiter la parole. Cela fait des millénaires que l’on se parle entre congénères. Le cerveau, ainsi que le système auditif, s’adaptent à cette communication. Il s’agit de remettre l’audition au centre de cette boucle audiophonatoire. On sait très bien que lorsqu’une personne devient sourde, sa voix commence à se modifier et les processus phonatoires s’adaptent. Ainsi, l’idée est d’intervenir à tous les niveaux possibles. Pour moi, c’est extrêmement logique, et dans l’objectif même de l’IDA, il y a cette idée que l’audition ne concerne pas uniquement la cochlée et l’organe auditif, mais aussi le cerveau. Aujourd’hui, les profils des équipes à l’IDA montrent un tropisme plus important vers l’oreille que vers le cerveau. J’espère que mon arrivée contribuera à établir un sain équilibre de va-et-vient entre ces deux territoires.

Je voudrais créer une équipe dédiée à l’intelligence artificielle dans le cadre de la prothèse auditive.

AD : Vous êtes également neuroscientifique. Les travaux sur l’audition et la surdité peuvent-ils encore s’envisager sans l’approche neuro-cognitive ?

ALG : Oui bien sûr ! Un grand nombre de pathologies de l’audition ont une origine cochléaire qui impose des sites et méthodes d’intervention ciblés sur la cochlée. Par exemple, la thérapie génique de l’oreille, qui va prochainement pouvoir être appliquée à l’humain. Mais pour un certain nombre d’autres questions, comme par exemple l’acouphène, ou les phénomènes d’intolérance au bruit, l’exploration des processus neurocognitifs est primordiale. Et même dans la surdité, l’ensemble cerveau doit être pris en compte. Par exemple, l’implant cochléaire ne se résume pas à un problème d’audition périphérique, même si c’est là qu’on intervient. En réalité, le cerveau s'est très vite adapté à la surdité et, selon la façon dont il s’est réorganisé pendant cette période, on obtient un système qui est soit très réceptif à l’implant, ce qui se traduit rapidement par une bonne compréhension, soit beaucoup moins. Il est donc indispensable de considérer l’ensemble, voire d’étendre le champ d’exploration au-delà. La modalité visuelle est intéressante aussi. Des résultats que nous avons obtenus il y a plusieurs années avec Diane Lazard (qui co-dirige une équipe à l’IDA, NDLR) montrent son importance dans la rééducation post-implantation. Autrefois, on rééduquait en cachant la bouche parce qu’on jugeait qu'il fallait faire travailler l’oreille uniquement. Mais, on s’est rendu compte que l’implantation est d’autant plus réussie que la personne utilise les indices visuels pour renforcer ses représentations phonologiques. C'est un tout.

AD : Le rôle de la directrice de l’IDA est notamment de « piloter le plan de développement stratégique ». Quels sont vos projets ?

ALG : L’IDA abrite déjà de très beaux projets, mais j’aimerais en développer de nouveaux. Je voudrais créer une équipe dédiée à l’intelligence artificielle dans le cadre de la prothèse auditive et de l'audition en général. L’objectif est d'initier une transformation de l'approche des aides auditives, qui ne serait plus seulement basée sur l'amplification et le débruitage, mais aussi sur les connaissances des processus à chaque étape du traitement du signal auditif. C’est une voie d'exploration qui peut être considérée comme risquée, mais il est de notre responsabilité de nous y engager. C'est le rôle de la recherche fondamentale. Ce projet peut sembler relever de la science-fiction aujourd'hui, mais il constituera probablement l’avenir. Dans les grandes lignes, l'idée serait d’utiliser des réseaux de neurones artificiels que l'on ferait correspondre à l'activité neuronale enregistrée. Grâce à ces réseaux, il serait alors possible de générer des sons parfaitement adaptés à l'audition des patients. Prenons l’exemple d’une personne presbyacousique qui dit qu'elle entend mais ne comprend pas ; on peut imaginer lui fournir des sons générés artificiellement et spécifiquement pour elle, en complément d’une amplification.

La génétique humaine est le deuxième axe stratégique que je souhaite développer. Il y a beaucoup de génétique à l'Institut de l'audition mais pour l'instant assez peu humaine, et en particulier sur des problématiques hautement polygéniques. Or, il existe des gènes qui sont impliqués à la fois dans des surdités périphériques et dans des problématiques auditives plus centrales. Nous souhaitons améliorer notre compréhension des mécanismes qui sous-tendent ces pathologies, et comprendre le système auditif dans son ensemble.

AD : Il y a aussi la création de votre propre équipe de recherche, « Codage neural et neuro-ingénierie des fonctions de la parole ». Sur quoi portent ses travaux ?

ALG : Il s’agit de comprendre les mécanismes qui sous-tendent la compréhension de la parole au niveau neural : comment est codée l'information ? Comment est-elle transformée quand on passe d'un étage hiérarchique à un autre ?... Pour les étudier, on utilise toutes les techniques d'électrophysiologie ou de neuroimagerie, qu’elles soient invasives, grâce à des enregistrements issus de patients épileptiques auxquels on peut mettre des électrodes directement sur le cortex*, ou non invasives comme la magnéto-encéphalographie. Puis, il y a aussi un volet de modélisation neuro-computationnelle, dans lequel nous créons des réseaux de neurones qui n'ont pas pour but de reconnaître la parole comme le fait votre smartphone, mais d'être neuromimétiques pour nous permettre de comprendre l’implémentation réelle des processus auditifs.

Une fois ces étapes réalisées, on peut s'intéresser aux modèles de pathologies et observer ce qui se passe lorsque qu’ils sont perturbés. Prenons l’exemple de la dyslexie : si l’on perturbe les représentations audiophonologiques, la correspondance entre phonèmes et graphèmes est difficile. Une pathologie auditive aura donc des conséquences cognitives. Il est ensuite possible de restaurer l'activité défectueuse en intervenant sur les mécanismes auditifs bien circonscrits. Donc le travail de mon équipe est de jouer entre l'expérimental et la théorie, avec des modèles neuro-computationnels et des modèles de lésions, pouvant aboutir à des interventions cliniques.

AD : Qui vous accompagne dans cette équipe ?

ALG : Je suis en train de constituer une équipe de novo. la chercheuse CNRS Sophie Bouton va prochainement nous rejoindre. Elle s'intéresse au développement de l'enfant, notamment sur les problèmes de surdité, de bégaiement et de dyslexie. D’autres recrutements sont prévus ainsi que de nombreuses collaborations avec les orthophonistes. Nous travaillons à l’élaboration d’un projet collaboratif qui devrait impliquer un important réseau d'orthophonistes. Il s'agit de tester des méthodes qui empiriquement semblent fonctionner et de les valider scientifiquement, tout en proposant des méthodes similaires, mais complètement basées sur la science. Je constate qu'il y a une forte demande des professionnelles pour que ce type de recherche soit conduit.

AD : Quels sont les autres projets phare de l’Institut de l’audition ?

ALG : Le plus proche de l'application clinique est le projet mené par les équipes de Christine Petit, Saaid Safieddine et Aziz El Amraoui sur les thérapies géniques. Plusieurs gènes sont visés par ces techniques. Certains travaux sont à un stade bien avancé et l’objectif est de les rendre accessibles aux patients le plus rapidement possible (lire notre article Vers une première mondiale en thérapie génique, AD#10).

D’autres très beaux projets sont en cours, mais avec une visée plus lointaine. C’est le cas des travaux coordonnés par Brice Bathellier et Jérémie Barral, sur les implants optogénétiques, corticaux ou périphériques (lire notre article « Nous espérons que l’implant cortical surpassera l’implant cochléaire », AD#22). On peut aussi évoquer le projet de développement d’organoïdes**, qui sont fort utiles dans la recherche pré-clinique. Nous lançons également un projet sur le thème audition et démence. Il reste beaucoup d'inconnues à ce sujet. Nous voulons notamment comprendre pourquoi le déficit auditif est clé dans le développement de ces maladies neurodégénératives. C’est un projet transversal, auquel plusieurs équipes sont associées, dont celles de Luc Arnal et Nicolas Michalski.

Quant au Ceriah (Centre de recherche et d’innovation en audiologie humaine), dirigé par Paul Avan, il devrait ouvrir ses portes en septembre, et nous nous en réjouissons. Le but est de développer une recherche participative avec les patients volontaires pour les inclure dans des études cliniques et les professionnels de santé, au Ceriah mais aussi via des plates-formes internet. Arnaud Norena, qui travaille sur les acouphènes, est sur le point de rejoindre cette structure, et c'est une très bonne nouvelle. le Ceriah va permettre de comparer la génétique avec les phénotypes audiologiques et neurologiques.

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