Il y a un an vous étiez invité à l’EPU pour présenter l’apport d'un ordre des audioprothésistes dans la pratique quotidienne. Depuis, le sujet a été poussé par le SDA et a obtenu un certain nombre de soutiens mais n'a guère avancé. De votre point de vue, dans quelle mesure un ordre pourrait répondre aux problématiques en France ?
S'il y avait eu un ordre bien établi avant l'instauration du 100 % Santé, bon nombre des dérives qui impactent le secteur aujourd’hui auraient sans doute pu être évitées. L’idéal aurait donc été qu’il précède la réforme plutôt qu’il n’arrive a posteriori mais, il est toujours possible de mettre un pansement sur une plaie ouverte... Évidemment, c’est un défi car la tempête est déjà là.
Quels seraient les avantages d’une telle instance en France ? Ce serait tout d’abord de redonner aux forces en présence leurs mandats initiaux, c'est-à-dire de permettre au syndicat de retrouver son rôle de syndicat et de concentrer ses efforts sur ses prérogatives. Le Syndicat est là avant tout pour la défense des droits et intérêts sociaux et économiques des audioprothésistes – même si, bien évidemment, cela ne l'empêche pas de prendre des positions éminemment pro-public. Toutefois, on est en droit de se demander si, face à un dilemme, il privilégiera les intérêts des professionnels ou ceux du public. S’ils convergent, tant mieux, mais ce n’est pas toujours le cas. De la même manière, je pense que la vocation du Collège national d’audioprothèse est tout d’abord scientifique, pédagogique, déontologique et politique aussi dans une certaine mesure. Dans cet écosystème figurent également les représentants des enseignes, qui ont plutôt à cœur, eux, de libéraliser le marché.
Un ordre permettrait d'ajouter autour de la table une voix clairement dédiée à la protection du public. Aujourd’hui, tout le monde en fait une petite part mais, finalement bien des dossiers tombent entre deux chaises. Un ordre professionnel servirait de guichet unique et s’assurerait de la recevabilité des plaintes. C’est une instance qui permet de rassurer les patients et se charge de surveiller les professionnels qui les prennent en charge. Tous les acteurs de la filière auditive en France doivent ainsi travailler à trouver le juste équilibre, entre un contrôle plus strict de l’exercice et une plus grande libéralisation.
S'il y avait eu un ordre bien établi avant l'instauration du 100 % Santé, bon nombre des dérives qui impactent le secteur aujourd’hui auraient sans doute pu être évitées.
Un ordre est-il compatible avec la liberté de communiquer ?
Au Québec, Il est possible de communiquer, mais dans un cadre vraiment très restreint. Ce qui est prévu au code de déontologie, c'est que « l’audioprothésiste doit, dans sa publicité, éviter toutes les méthodes et attitudes susceptibles de donner à sa profession un caractère de lucre et de commercialité ». Autrement dit, nous ne sommes pas des commerçants, mais des professionnels de santé et il faut que l’accent soit mis sur le service professionnel et non sur le produit. En 2020, en refusant d’entendre un demandeur, la Cour suprême du Canada a confirmé que les ordres professionnels sont justifiés de limiter les activités publicitaires de leurs membres et qu’une telle restriction à leur droit à la liberté d’expression est justifiée pour assurer le maintien d’une norme élevée de professionnalisme. Ainsi, dans notre échelle de valeur canadienne, la protection du public supplante la liberté d'expression dans le monde de la publicité, parce que le risque est suffisamment important.
L’audioprothésiste « ne doit faire ni permettre que soit faite, par quelque moyen que ce soit, une publicité portant sur une marque, un modèle ou mentionnant un prix, un rabais, un escompte ou une gratuité d’une prothèse auditive » [1]. Il ne peut pas non plus « pactiser de quelque manière que ce soit avec toute personne pour se procurer des clients et, notamment, payer, rémunérer ou autrement récompenser des agents ou démarcheurs (…) ».[2]
Avec ces règles, le terrain de jeu est le même pour tous, ce qui garantit une certaine homogénéité. Peu importe où l’on exerce, que l’on soit indépendant, que l’on travaille au sein d’une grande chaine de cliniques, tous les audioprothésistes ont les mêmes obligations. Finalement c'est juste un changement de paradigme. Il faut être plus créatif pour se démarquer à l'intérieur d'un cadre plus strict. Mais ça ne veut pas dire que le marché va s'effondrer.
Justement, l’un des arguments formulés à l'encontre de l'instauration d'un ordre en France, c'est la crainte qu’il ne devienne l'outil d'intérêts anticoncurrentiels...
Les administrateurs de l’Ordre en France pourraient décider d’être plus permissifs sur la publicité qu’au Québec. Toutefois, rappelons que l’Ordre n’est pas là pour réguler le marché, il est là pour encadrer individuellement chaque audioprothésiste. Si l’exercice est bien encadré, ça ne veut pas dire qu'il n’y a pas de compétition, mais que celle-ci prend une forme moins marketing, moins tape-à-l'oeil. On n'est pas dans une logique de consommation. Évidemment, c'est un choix audacieux en 2024, à une époque où on est habitué à tout magasiner, à comparer les prix depuis un cellulaire. Nous pensons que c'est encore d'actualité de le faire pour la prothèse auditive, car c’est un produit de santé qu'on ne peut dissocier du service professionnel qui l’accompagne.
L’ordre représente-t-il une solution pour garantir les compétences des professionnels ?
Au Québec, pour devenir membre de l'ordre, si on n'a pas été formé dans une des institutions reconnues dans notre règlement, il faut passer par un processus d'équivalence de diplôme et de formation. Chaque dossier est ainsi analysé de manière exhaustive par un comité dédié puis soumis au conseil d’administration de l’OAQ avec des recommandations d'acceptation ou de mesures compensatoires de formation complémentaire. C’est un premier filtre important.
L’autre levier est l’inspection professionnelle. L’OAQ inspecte 20 % des audioprothésistes chaque année ; le tour de la profession est achevé en cinq ans. Une première phase se fait via un questionnaire en ligne. À cette occasion, il peut apparaitre un certain nombre de facteurs de risque tels que le lieu d’obtention du diplôme. Selon les résultats de l’analyse, les audioprothésistes inspectés peuvent être convoqués à répondre à des questions par visioconférence. Il leur est demandé de soumettre en amont cinq dossiers patients complets, du bilan à l'appareillage, jusqu'au bilan post-prothétique. À l’issue de la visioconférence, l’audioprothésiste peut avoir à appliquer quelques petits correctifs – l'inspection a aussi une valeur éducative et une mission d’amélioration des pratiques. Les inspecteurs remettent un rapport anonymisé au comité ; l'identité de l'audioprothésiste est cachée au moment de l'analyse pour éviter les biais.
Si besoin, une troisième étape consiste à visiter le centre. Les inspecteurs vérifient à cette occasion que les règles et normes qui régissent notre métier sont bien respectées par l’audioprothésiste. Un rapport est ensuite remis au comité d'inspection professionnelle, puis, en fonction du résultat, des mesures peuvent être prises. La plupart du temps, cela se passe bien. Dans le cas contraire, le processus d’inspection peut se solder par des obligations de formation voire une limitation du droit de pratique.
Jugez-vous ces mesures efficaces ? Autrement dit, y a-t-il peu de dérives ?
Dans la très vaste majorité des cas, oui, mais il y a un dernier outil, qui est le plus incisif. Il s’agit du « syndic », chargé de faire enquête sur les plaintes soumises par le public à l’égard d'audioprothésistes ayant possiblement contrevenu à leurs obligations et devoirs professionnels. « Le Conseil d’administration doit prendre les mesures visant à préserver en tout temps l’indépendance du bureau du syndic dans l’exercice des fonctions » [3]. Il y a une étanchéité contrôlée, prévue dans la loi entre le syndic et l’Ordre.
Le rôle du syndic est donc de recevoir les signalements du public, de mener les enquêtes afin de vérifier si les faits allégués sont fondés et de décider si une plainte doit être portée au conseil de discipline. Il peut aussi ouvrir une enquête à partir d’une information portée à son attention et qui la justifie.
Mais c’est un levier qui peut sembler prohibitif pour le public. C’est pourquoi les divers acteurs du système professionnel québécois réfléchissent actuellement à moderniser le processus de plainte. Il s’agit quand même d’un excellent outil pour assurer leur protection. Il peut conduire des audioprothésistes contrevenant à la loi devant le tribunal des professions et à des sanctions financières voire des radiations provisoires ou complètes.
Comment sont nommés les membres de l’Ordre ?
Nos membres sont élus par l'ensemble des audioprothésistes dans deux régions électorales. L’Ordre a, lui aussi, des comptes à rendre, à l'Office des professions, qui est un organisme gouvernemental. Et nous sommes surveillés de façon très étroite. Les audioprothésistes ont tendance à penser que l’Ordre est l'entité suprême. En réalité, pour un président de l’Ordre, l’Office des professions, c’est un peu le directeur d’école et, croyez-moi, on ne veut pas être convoqué à son bureau pour les mauvaises raisons !
Comme le système repose uniquement sur la confiance du public, le gouvernement veille à ce que les Ordres, auxquels il a confié la responsabilité de protéger ce dernier, restent dans le droit chemin. Un ordre peut être mis sous tutelle, soit parce qu’il est dysfonctionnel, soit pour des raisons éthiques, soit pour des raisons économiques.
Les ordres sont-ils un moyen pour le gouvernement d'engager moins de dépenses dans la protection du grand public ?
Oui, mais c'est surtout une façon de protéger les personnes à risque. Les ordres sont créés dans des secteurs où le public n'est pas assez compétent et informé pour se protéger lui-même. C'est un organe très important dans notre écosystème car l’audioprothèse constitue un parfait terreau pour les fraudeurs : des produits dispendieux, souvent remboursés par le gouvernement et destinés à des personnes qui sont parfois vulnérables. C’est aussi la recette parfaite pour un ordre professionnel. Là où les fraudeurs ont un intérêt, un ordre professionnel est utile.
L'OAQ a été créé il y a 50 ans... Les règles professionnelles sont-elles toujours adaptées aux pratiques, aux technologies et aux besoins actuels ?
Sur le fond, ce qui était vrai il y a 50 ans et a motivé la création de l’ordre, l’est encore aujourd’hui. Mais, nous ne voulons pas être archaïques dans notre vision de l’innovation. L’ordre doit s’assurer d’être toujours ouvert à une diversité de solutions et d’opinions et adapter ses règles à la réalité de 2024 pour conserver les moyens de ses ambitions. Nous sommes favorables à tout ce qui va dans le sens d’une meilleure conscientisation de la santé auditive. Mais, la technologie évolue plus vite que notre capacité à modifier nos règles et les ordres professionnels n’ont aucune agilité réglementaire. Des sujets comme l’intelligence artificielle, qui sont une réalité professionnelle, technique et juridique, doivent trouver leur place dans les lois et règlements.