Imparfaitement compris, l’acouphène demeure souvent un défi pour les patients et les cliniciens. Face à l’hétérogénéité des étiologies et des symptômes se dresse un ensemble hétéroclite d’approches thérapeutiques, sans que ces dernières ne puissent être conseillées précisément en fonction des premiers. Beaucoup de spécialistes plaident pour une catégorisation des acouphènes. La technologie pourrait-elle contribuer à clarifier ce paysage et suggérer quelles solutions sont les plus à même d’aider un profil particulier de patients ? C’est un pas dans cette direction qu’ambitionne de faire Siopi, une application mobile récompensée lors du 127e Congrès de la Société française d’ORL par le prix de l’Innovation Médicale ORL. Lancée en juin 2021, Siopi – dont le nom est dérivé du grec siope qui signifie silence, calme – est un outil communautaire gratuit pour smartphones destiné aux patients acouphéniques mais également aux chercheurs.
Co-construction
Siopi a été créée par Robin Guillard et Louis Korczowski. Ingénieur formé à l’École polytechnique, spécialisé dans les neurosciences de l’audition, Robin Guillard s’intéresse aux acouphènes depuis plusieurs années. Le chercheur a notamment été la cheville ouvrière de Zeta Technologies qui a développé en 2019 un dispositif médical s’appuyant sur la méthode de rééducation cérébrale par neurofeedback pour soulager les acouphènes. Après une étude clinique insuffisamment concluante, le projet a été stoppé. Un échec qui n’a fait que renforcer l’intérêt de Robin Guillard pour les acouphènes. « J’aime les sujets complexes, qui sont en attente de solutions, et pour lesquelles des avancées pourraient avoir un impact social important », confie-t-il. Pour bâtir Siopi, ses créateurs se sont appuyés sur un principe de co-construction en associant les patients acouphéniques au développement des fonctionnalités de l’application. Initialement, ce sont 110 entretiens qui ont guidé la construction de l’architecture de Siopi.
La fonctionnalité centrale de l’application est d’établir un rapprochement entre les patients présentant le même profil de symptômes. Celui-ci est réalisé sur la base d’un questionnaire. Une fois ce dernier renseigné, l’utilisateur peut basculer sur l’onglet « Communauté » et il lui est proposé la liste ordonnée par ordre décroissant de degré de similarité des autres profils de patients.
Pour effectuer ce rapprochement, Siopi utilise une métrique de jugement de type mean average precision. Cet algorithme a été privilégié après avoir été testé avec d’autres sur une base de données comportant 3 700 patients, dont l’étiologie des acouphènes était connue. « Pour un cas d'otospongiose par exemple, l'algorithme calcule les distances des données de ce patient avec celles de tous les autres », explique Robin Guillard. Le programme a été entraîné pour vérifier qu’il déterminait des groupes connus, par exemple celui des patients souffrant d’otospongiose. Ainsi, l’algorithme devient capable de faire émerger d’autres ensembles de patients, inconnus à ce jour. Une avancée majeure pour ordonner la population de porteurs d’acouphènes en groupes homogènes.
Base de données de témoignages
Conçue sur une logique d’entraide, Siopi permet à chacun de laisser son témoignage, accessible aux autres utilisateurs. Pour le moment, cela prend essentiellement la forme d’astuces pour mieux vivre au quotidien avec ses acouphènes et d’avis concernant des approches de prise en charge.
Sur la base de ces informations, les développeurs travaillent actuellement à une base de données collaborative de témoignages concernant les solutions destinées à la prise en charge des acouphènes. L’objectif est de rendre accessibles des témoignages sur un maximum d’approches thérapeutiques et faire émerger la « proximité » entre un utilisateur et le rédacteur d’un témoignage. « À moyen terme, nous afficherons le degré de similarité entre le profil de symptômes de l’utilisateur et celui des auteurs de ces témoignages. De cette manière, pour chaque thérapie recensée, l'utilisateur pourra facilement retrouver des témoignages de personnes présentant un profil proche du sien », précise Robin Guillard.
Cette fonctionnalité requiert toutefois une stricte définition afin de ne pas introduire de biais qui pourraient favoriser indûment telle ou telle solution. « Cette base de données vise à informer les patients, pas à les conduire à des actions qui pourraient se révéler inadaptées par la suite, car l’approche finalement privilégiée demeure de la seule responsabilité de l’ORL », souligne Robin Guillard. Ouvrir le dialogue avec les médecins est d’ailleurs une volonté des créateurs de Siopi et une réunion avec la SFORL est d’ores et déjà prévue. Pour le chercheur, « la co-construction est également nécessaire avec le corps médical pour que le développement de Siopi se fasse dans le respect de tous ».
Matériau pour la recherche
Rassembler des patients acouphéniques sur une même plate-forme, les caractériser par des profils de symptômes et par leurs témoignages permet de disposer d’un matériau de grand intérêt pour la recherche. Mettre ces données à disposition pour des études fonde le second axe de Siopi. Les chercheurs ont ainsi la possibilité de s’inscrire sur l’application pour promouvoir leurs protocoles de recherche. Et de profiter d’une vraie valeur ajoutée, selon Robin Guillard. « Sachant qu’un des obstacles à la recherche sur les acouphènes est la difficulté de trouver des patients qui répondent à des critères d’inclusion précis, nous facilitons ce recrutement », se félicite le co-créateur de Siopi.
Initialement financé par la Fondation Lopez-Loreta, Siopi doit encore assurer son avenir. L’ambition de ses développeurs est de pérenniser l’outil en maintenant gratuites son accessibilité et la fonction d’entraide communautaire. Pour se donner des moyens financiers, des dons des utilisateurs pourront être envisagés. L’ouverture de l’application à la publicité est une autre piste. « Nous n’avons pas encore exploré cet aspect, qui doit être bien encadré pour éviter tout biais et ne pas recommander une solution qui ne conviendrait pas à certains profils », reconnaît Robin Guillard.Une troisième voie de monétisation pourrait prendre la forme de l’intégration dans Siopi d’un module payant de thérapies numériques. De tels outils sont aujourd’hui disponibles pour le grand public – principalement des applications sonores et méditatives – mais ils ne sont pas nécessairement à la hauteur des aspirations des porteurs d’acouphènes. Pour pallier cela, Robin Guillard estime indispensable que ces solutions soient structurées main dans la main avec des spécialistes. « Pour développer des thérapies sonores, nous devrons faire appel à des audioprothésistes et des ORL experts des prises en charges numériques, et faire de même pour les approches relevant par exemple des champs de la psychologie, de la sophrologie et des thérapies comportementales », prédit l’ingénieur.
Encouragés par le prix de la SFORL, les créateurs de Siopi ont maintenant devant eux un enthousiasmant programme de développement.