Audiologie Demain (AD) : Lors de la Journée de l’audition qui s’est tenue le 1er octobre, vous êtes intervenue sur l’accès aux soins orthophoniques pour les patients malentendants. Pourquoi ce thème ?
Stéphanie Borel (SB) : C’est un sujet important à mes yeux. Il y a une véritable problématique d’accès aux soins orthophoniques des adultes malentendants en France. Force est de constater qu’aujourd’hui certains patients ne sont pas pris en charge ou le sont tardivement, soit parce qu’ils ne sont pas adressés soit parce qu’ils n'obtiennent pas de place. Moi-même, je rencontre des difficultés à trouver des orthophonistes de ville pour les patients du centre d’implantation ou à trouver des relais en régions. Sur le terrain, au quotidien, j’entends dire qu’il n’y a pas de place dans les cabinets d’orthophonie, que les orthophonistes ne connaissent pas la surdité ou qu’elles ne s’y intéressent pas… Je forme des étudiants tout le long de leur cursus à la prise en soins de l’adulte sourd et je ne comprends pas qu’à la fin si peu s’en emparent. Je souhaitais expliquer les raisons de cette situation et présenter quelques leviers d’amélioration pour les années à venir, pour replacer la prise en soins de la surdité adulte au cœur de la pratique orthophonique.
AD : Est-ce lié à un problème d’effectifs ?
SB : C’est en effet une partie du problème. Il n’y a pas suffisamment d’orthophonistes en France et les cabinets libéraux sont saturés. Pour autant, augmenter le numerus clausus n’est pas si simple et ne constitue pas la seule solution. Car accueillir dix élèves supplémentaires peut signifier ajouter un groupe de travaux dirigés, une salle supplémentaire, des salaires à payer… Ce n’est pas sans conséquences sur le fonctionnement des centres de formation universitaire en orthophonie (CFUO). L’autre option est d’augmenter leur nombre. Le problème est que cela exige une volonté politique et des moyens. Notre maquette est très exigeante, avec 5 198 heures de formation dont 3 158 de cours magistraux et travaux dirigés et 2 040 heures de stages pratiques. Or, par définition, il est compliqué de trouver des lieux de stage dans les régions où l’on envisage d’ouvrir de nouveaux centres de formation car ce sont justement les territoires très désertés. Néanmoins, cela est possible. J’en veux pour preuve l’ouverture récente des CFUO de Brest et Rennes.
Mais, d’autres facteurs expliquent ce problème d’accès aux soins orthophoniques et notamment l’élargissement de notre domaine de compétences depuis quelques années qui fait enfler le nombre de patients. Par ailleurs, avec le passage, en 2013, de notre formation à bac+5, nous nous sommes retrouvés sans diplômées en 2017 ; nous en payons le prix aujourd’hui.
Enfin, la profession souffre d’un manque d’attractivité salariale dans la fonction publique hospitalière. Faute de praticiennes, les patients très lourds habituellement suivis à l’hôpital finissent par engorger les cabinets en ville.
AD : Peut-on évaluer la part des orthophonistes intéressées par l’audition et les identifier ?
SB : L’orthophonie ne comprend pas officiellement de surspécialités. C’est un choix de la profession de conserver un diplôme généraliste. Les 25 600 orthophonistes de France ont toutes suivi le même cursus et sont à même de prendre en soins l’ensemble des pathologies entrant dans notre champ de compétences.
Par ailleurs, j’ai le sentiment que la surdité a trop longtemps été considérée comme un domaine de niche qui requérait de maîtriser, au-delà des compétences acquises au cours de la formation initiale, tout un tas de techniques, la LPC, la langue des signes, la méthode verbo-tonale… Ce qui peut paraître rédhibitoire pour une orthophoniste de ville qui se considère, par essence, comme généraliste. Alors qu’en fait, quand on parle d’adulte sourd, il est davantage question de cognition que de mode de communication.
Néanmoins, sur le terrain, certaines collègues ont choisi de se spécialiser. Comment les identifier ? La plate-forme Orthophonie & Surdité, mise en place par la Fondation pour l’audition en partenariat avec la Fédération nationale des orthophonistes (FNO) en 2019 [1] et ouverte uniquement aux orthophonistes, propose un annuaire des professionnelles volontaires, qui se déclarent un intérêt pour ce type de prise en soins. Elle recense, à ce jour, 1 550 inscrites dont 950 ont souhaité être intégrées à l’annuaire. Les orthophonistes ne s’estimant pas à même de prendre en charge des adultes malentendants peuvent ainsi le consulter pour être mises en relation avec des consœurs plus aguerries en matière de surdité. Il s’agit de la liste la plus formalisée à ce jour.
AD : Comment expliquez-vous, en dehors des aspects démo-graphiques, cette difficulté d’accès aux soins orthophoniques pour les adultes malentendants ? Y a-t-il un manque d’appétence des orthophonistes pour la surdité ?
SB : J’ai mené une enquête en ligne du 20 au 26 septembre 2021 pour obtenir une photographie de la situation. La question était : « Si vous êtes contacté.e pour une prise en soin d'adulte sourd appareillé ou implanté, vous sentez-vous en mesure de l'accepter ? »… en admettant qu’elles aient de la place, bien sûr. Je l’ai diffusée auprès de nombreux réseaux d’orthophonistes et j’ai pu obtenir 335 réponses. Je n’en ai exploité que 229 pour ne conserver que les professionnelles formées en France et exerçant en libéral, où le problème d’accès aux soins est le plus patent. Il apparaît que les personnes qui ne se sentent pas en mesure de prendre en soins des adultes sourds s’estiment moins bien formées, jugent qu’elles n’ont pas réalisé suffisamment de stage auprès d’adultes ou d’enfants sourds ou qu’elles sont moins en contact avec les ORL et audioprothésistes de leur secteur. 63 % des orthophonistes qui ont répondu « non » invoquent le sentiment d’insuffisance de leur formation initiale ou de leurs compétences. Les autres raisons sont moins prégnantes : elles sont 13 % à juger leurs connaissances trop anciennes, 10 % à admettre d’autres domaines d’intérêt, 8 % à manquer de pratique ou encore 7 % à n’avoir jamais fait de stage. La bonne nouvelle est que ce n’est pas un problème de manque d’intérêt pour la surdité, mais plutôt de manque de confiance en soi pour ce type de prise en soins.
Le gros point noir révélé par cette enquête est bien ce ressenti d’une formation initiale insuffisante, tous profils confondus : c’est le cas de 90 % des professionnelles formées entre 1986 et 1996 et de plus de 80 % chez celles formées entre 1997 et 2016. Même si l’on constate qu’il s’améliore chez les personnes formées depuis 2017 avec la nouvelle maquette – elles sont un peu moins de 50 % à juger insuffisant leur niveau de formation initiale –, le résultat m’interpelle.
Il y a une véritable problématique d’accès aux soins orthophoniques des adultes malentendants en France.
AD : Ce ressenti reflète-t-il la réalité ? L’audition est-elle suffisamment représentée dans la formation initiale des orthophonistes ?
SB : Il faut tout d’abord bien comprendre que ce ressenti n’est probablement pas propre à la surdité. Cette mauvaise appréciation des compétences ou du bagage initial pourrait se rencontrer pour d’autres prises en soins considérées, souvent à tort, comme rares ou techniques, par exemple le bégaiement ou les troubles logico-mathématiques.
La composante audition de la formation initiale est pertinente tant en termes de volume d’heures, de progressivité que de contenu : de l’anatomie et la physiologie en 1re année, puis la sémiologie et l’étiologie des troubles en 2e année, en passant par le bilan et l’évaluation orthophonique du patient sourd en 3e année, jusqu’à la rééducation de l’enfant sourd et de l’adulte sourd en 4e et 5e années. Sur les 3 158 heures de cours théoriques dispensées pendant les cinq ans que dure la formation, 225 sont dédiées aux sciences de l’audition. Cela peut paraître peu mais à cela s’ajoutent plusieurs centaines d’heures sur la plasticité cérébrale, les neurosciences, les démences, la neuropsychologie, les sciences du langage… Autant de matières qui permettent aux orthophonistes d’acquérir une vision d'ensemble nécessaire pour replacer la surdité dans le contexte plus global de compréhension de la parole et de la communication et de se décentrer de l'aspect purement auditif du handicap. Faire le lien avec les fragilités cognitives, les dérèglements pragmatiques, les difficultés de contrôle vocal, utiliser les connaissances acquises en phonétique articulatoire pour comprendre la lecture labiale… C'est grâce à toutes ces compétences dans les « autres » domaines que les orthophonistes peuvent proposer la prise en soins la plus holistique et personnalisée possible à leurs patients.
AD : Qu’en est-il des stages ?
SB : C’est très probablement l’une des raisons de ce ressenti négatif. Chaque centre a sa propre stratégie pour arbitrer et s’assurer que les étudiantes voient un peu de tout mais cela dépend beaucoup des ressources locales. Et, malheureusement, c’est le serpent qui se mord la queue : comme peu d’orthophonistes s’occupent de patients sourds sur le terrain, les CFUO manquent de lieux de stages dans ce domaine. Ainsi, beaucoup n’ont pas vu un seul patient sourd pendant toute la durée des stages. C’est sans aucun doute ce qui explique ce ressenti concernant le manque de formation sur la surdité et ce, même si elles en ont entendu parler pendant 225 heures. Mais, cela a moins de sens lorsque la théorie n’a pas pu être éprouvée en pratique.
Certains CFUO s’adaptent pour leur apporter ce contenu. Par exemple, à Paris et Tours, il y a en première année un stage obligatoire de deux jours chez un audioprothésiste. Très apprécié par les étudiantes, il les met au contact de patients sourds, même si ce n’est pas dans un contexte orthophonique. Il permet de les sensibiliser très tôt à la surdité. À Paris, les étudiantes doivent de plus obligatoirement valider 140 heures de stage dans le domaine, en phonation ou audition.
Enfin, nous développons à Paris des pratiques pédagogiques innovantes, notamment l’apprentissage en réalité virtuelle pour pallier ce manque de stage et participer à rendre la formation initiale plus concrète. Par exemple, lors des cours sur la lecture labiale, chaque étudiante munie d’un casque de réalité virtuelle sera mise alternativement en situation de « patient » et de « rééducateur ». Nous essayons d’activer tous les leviers, même si cela ne remplacera jamais totalement de véritables heures passées avec les patients et les maîtres de stage.
AD : Quels sont les autres leviers ?
SB : Il faut tout d’abord rassurer les orthophonistes. Historiquement, la surdité constitue leur cœur de métier. Notre profession s’est construite à l’origine en partie autour de la surdité, surtout celle de l’enfant. Quant à la prise en soins de l’adulte sourd, elle est tout ce qu’il y a de plus orthophonique. Elle sollicite de nombreuses compétences transversales acquises au cours de notre formation : la communication, le langage, la cognition, la voix et la parole. Toute orthophoniste a le bagage nécessaire et suffisant pour suivre un adulte malentendant.
Il faut rassurer les orthophonistes. Historiquement, la surdité constitue leur cœur de métier.
Le télésoin en orthophonie, pérennisé depuis avril dernier, peut également participer à fluidifier les parcours de santé des adultes sourds. À l’instar de l’auto-entraînement, qui peut, dans une certaine mesure, en favorisant l'autonomisation du patient, participer à alléger le suivi en cabinet et libérer du temps d'orthophonie pour d'autres patients. Néanmoins, il ne doit absolument pas être dissocié du suivi par un professionnel formé à la rééducation de l'adulte sourd dans toutes ses dimensions.
Je m’attelle aujourd’hui à l’édition d’outils validés dédiés à cette prise en soins. En effet, alors qu’il existe dans notre « boîte à outils » un bilan normé pour tous les autres troubles de notre champ de compétences, nous ne disponsons quasiment pas d'outils spécifiques à la prise en soins des adultes sourds, comme par exemple un bilan normé de lecture labiale, un test dans le bruit, un test de mesure des suppléances mentales... J’ai le projet de développer des outils d’évaluation qui seront intégrés à la plate-forme Happyneuron afin de les rendre aussi accessibles qu’un bilan de langage écrit ou d’aphasiologie.
La multiplication et la diffusion d’une offre de formation continue sur tout le territoire est également indispensable.
Enfin, il me semble fondamental d’encourager les échanges interprofessionnels et ce, dès la formation initiale, car trop d’ORL et d’audioprothésistes n’adressent pas leurs patients aux orthophonistes.
Le tableau peut paraître un peu sombre, mais de nombreuses perspectives d’amélioration s’offrent à nous pour proposer la meilleure qualité de soins possible. Cela m’enthousiasme ; j’espère ne pas être la seule.