Quand on parle de pollution sonore, on pense aux adultes, aux travailleurs, moins aux enfants. Ils sont pourtant également exposés à des niveaux sonores inquiétants et, chez les plus jeunes, l’oreille est plus fragile. Si l’utilisation accrue des écrans prépare une pandémie de myopie, le bruit pourrait bien, lui, créer une génération de sourds.
Les mauvaises pratiques sont l’une des principales causes. En 2022, l’OMS estimait que 1,1 milliard d’adolescents et jeunes adultes (12-34 ans) risquaient de développer une perte auditive en raison d’une exposition volontaire à des bruits récréationnels [1]. Soit plus d'un jeune sur deux...
Une exposition volontaire
Premiers ennemis, les écouteurs et les casques. Les chiffres, glanés régulièrement par l’Ifop pour le compte de la Journée nationale de l’audition (JNA), sont impressionnants. Déjà, en 2017, 100 % des adolescents de 15 à 17 ans interrogés par l’institut de sondage possédaient un téléphone qui leur permettait d’écouter de la musique. Parmi eux, plus de trois quarts profitaient de cette fonctionnalité, une proportion qui, depuis, a dû augmenter tant l’accès à du contenu musical est désormais facile.
Et les chiffres concernant la durée d’écoute ne sont pas plus rassurants. Le baromètre réalisé par Agi’Son en 2020 indiquait qu'un adolescent sur cinq passe plus de 5 heures par jour avec des écouteurs sur les oreilles. Pour un sur dix, cette durée dépasse même 7 heures. Autre enseignement des enquêtes Ifop/JNA, tout aussi alarmants : deux tiers des moins de 10 ans écoutent des contenus audios au casque ou aux écouteurs. « C’est un des chiffres qui m’a le plus marqué, se souvient le Pr Jean-Luc Puel, président de la JNA. 20 % des parents déclarent que leur enfant écoute une tablette ou un téléphone au casque une heure par jour ou plus. » Pour 2 % de cette tranche d’âge, c’est quatre heures par jour au moins ! « La conséquence, et je le dis depuis déjà 20 ans, nous allons l’observer bientôt, poursuit le Pr Puel. Il va y avoir une accélération de la presbyacousie, qui va survenir à 40 ans au lieu de 60. C’est une bombe à retardement. Pour l’instant, on n’a pas encore la preuve scientifique de ce phénomène, mais si on écoute les médecins, il est déjà tangible. Et avec l’arrivée du big data, on pourra bientôt le mesurer. »
Il va y avoir une accélération de la presbyacousie, qui va survenir à 40 ans au lieu de 60.
Pr Jean-Luc Puel, président de la JNA
Trop fort, trop longtemps
Même si, selon le chercheur, « il n’y a pas plus de danger, en termes physiologiques, à être exposé à un son via un casque, plutôt qu’en champ libre, à intensité égale, le souci avec le casque, c’est qu’on ne peut pas contrôler le son en permanence. » Et c’est un autre problème révélé par les enquêtes de la JNA : peu de parents règlent le volume sonore des contenus écoutés par leurs enfants. Dans un cas sur cinq, les parents ne le font jamais... Moins d'un quart des parents interrogés le font « la plupart du temps ». En outre, un son acceptable pour un adulte peut être nocif pour un enfant, rappelle Jean-Luc Puel : « La cochlée est encore en formation jusqu’à environ 3-4 ans. En outre, comme le conduit est plus petit, la pression est plus forte. » Devant tous ces résultats, la JNA avait lancé, en 2021, la journée sans casque.
En France et en Europe, pourtant, les utilisateurs sont plutôt protégés par la réglementation en vigueur. Ainsi les écouteurs fournis avec les smartphones ou autres appareils permettant l’écoute de musique sont bridés : ils ne peuvent pas dépasser 100 dB. De plus, lorsque l’utilisateur dépasse les 85 dB, il est prévenu et doit valider son action pour aller au-delà.
De son côté, l’OMS, dans le cadre de sa campagne de prévention « Make listening safe », recommande de ne pas dépasser plus de 40 heures d’écoute hebdomadaire, et en dessous de 80 dB pour les adultes, 75 dB pour les enfants (voir tableau ci-contre). Elle émet en outre plusieurs recommandations, à destination des législateurs et des fabricants de smartphones, tablettes.... La première est de décompter l’utilisation de l’allocation sonore (sound allowance) de l’utilisateur, à savoir la dose d’exposition au bruit sur une certaine période (40 h à 80 dB sur une semaine, par exemple). Au début de la semaine, le décompte est à 100 %, puis au fur et à mesure que l’utilisateur écoute des contenus audios au casque ou aux écouteurs, le capital diminue. La deuxième recommandation de l’OMS est que, quand l’allocation atteint un certain seuil, l’utilisateur soit prévenu. L'organisation plaide également pour un contrôle parental du volume.
Des bouchons dans la poche
Le problème du temps d’exposition et de l’intensité sonore ne se pose pas uniquement pour l’écoute au casque ou aux écouteurs. Les personnes qui assistent à des concerts ou qui se rendent dans des boites de nuit sont aussi concernées. Le baromètre Ear We Are 2022 d’Agi’son indique qu’une bonne partie des répondants trouvent que la musique y est trop forte, voire beaucoup trop forte. Les boites de nuits sont en tête de ce triste classement : 38 % des sondés trouvent le son « beaucoup trop fort », et autant jugent qu’il est « un peu trop fort » – les 4 % qui le considèrent « pas assez fort » devraient sans doute consulter un ORL...
Le plus terrible, c’est que la plupart des jeunes qui sont exposés à de tels niveaux sonores sont victimes de troubles de l’audition (pertes, acouphènes) ou de vertiges, et qu’ils font le lien avec cette exposition. Pour éviter cela, « le plus simple, c’est de conseiller aux jeunes d’avoir des bouchons d’oreille sur eux en permanence, de la même manière qu’on a toujours un paquet de mouchoirs », conseille le Pr Puel. Côté prévention, faire des pauses sonores pendant les festivals est également une mesure efficace. C’est ce que propose la Fondation pour l’audition. Baptisé Relaxson, le dispositif a été lancé en 2022 lors du Vyv festival.
La qualité sonore en question
Ces dispositions répondent à deux problèmes : le niveau sonore et la durée d’exposition. Mais un troisième paramètre est important : les caractéristiques du son écouté. En France, c’est sous l’impulsion de Christian Hugonnet, président de la Semaine du Son et fervent défenseur de la qualité sonore, que l’équipe du Pr Paul Avan, à l’Institut de l’audition, a lancé des expériences sur le sujet. « Tout est parti de cette intuition, qui était la mienne mais aussi celle de nombreux musiciens ou ingénieurs, que la musique surcompressée était nocive, expliquait Christian Hugonnet, lors du lancement de ces travaux. Encore fallait-il le démontrer. » Et les premiers résultats, rendus publics il y a peu, l’ont confirmé.
Quand la musique – ou un autre contenu sonore – subit une compression dynamique, tous les sons sont « tassés » : les contrastes entre sons forts et faibles sont réduits. Un procédé largement utilisé à la radio, pour surpasser le bruit de fond. Résultat, les micro-silences disparaissent. Les études de l’équipe de Paul Avan ont montré que chez des cochons d’Inde exposés à de la musique compressée pendant 4 heures à 102 dB, la sensibilité des réflexes de protection de l’oreille (les muscles de l’oreille moyenne et le système efférent médian) diminue : ils ne répondent plus à des sons modérés à intenses, pendant une semaine, contre 48 h pour les animaux exposés à la musique non-compressée. Ces travaux suggèrent donc que la nature du contenu sonore, en plus de la durée d’exposition et de l’intensité, est également importante.
L’exposition au bruit à l’école
Mais l’audition des plus jeunes ne souffre pas uniquement des mauvaises pratiques d’écoute dans le cadre des loisirs. Comme les adultes, ils baignent dans un continuum de bruit et sont exposés à une pollution sonore permanente, jusque dans les établissements scolaires… Celle-ci émane de deux sources principales : les bruits extérieurs et ceux générés par les enfants eux-mêmes. Une enquête du Centre d'information sur le bruit (CIDB) publiée en 2023, et menée de 2018 à 2021 auprès de 3 541 élèves d’écoles primaires en Bretagne, montre qu’ils sont 67 % à se plaindre du bruit à l’école. Les plus grands sont également concernés. Selon un sondage OpinionWay pour la Semaine du Son de l’Unesco et Saint-Gobain Ecophon de 2021, 86 % des collégiens et lycéens interrogés jugent leur établissement trop bruyant. Ce pourcentage s’élève à 94 % pour les enfants habitant en région parisienne ; dans les zones rurales, c’est un peu moins de 8 élèves sur 10. La cantine (89 %), les couloirs (83 %), le hall d’entrée (83 %) et le gymnase (79 %) sont les lieux où règne la plus grande cacophonie et où une gêne est ressentie le plus fortement. Dans les réfectoires, le niveau sonore peut atteindre les 90 dB voire 100 dB, soit l’exposition au bruit constatée en milieu industriel.
Les salles de classe ne sont pas épargnées. Alors que l’OMS recommande de ne pas dépasser un niveau de bruit résiduel de 35 dB, la réalité est toute autre. « Ces recommandations sont difficilement tenables dans la mesure où la plupart du temps, quand nous mesurons le “silence” avec les élèves, nous atteignons déjà des niveaux de 37 ou 40 dB selon le contexte, commente Valérie Rozec, responsable du pôle Éducation du CIDB. Les enfants sont exposés à des niveaux sonores qui peuvent être importants au cours d’une journée. En moyenne, ils montent à 50 dB lors des activités individuelles mais peuvent atteindre les 75 dB lors des travaux de groupe. » Selon l’enquête du CIDB, c’est avant tout le bruit de leurs camarades qui gêne le plus les élèves interrogés (71,5 %), loin devant celui provenant des classes voisines (39 %).
Des effets sur la santé
Cette exposition chronique des enfants à des niveaux sonores importants n’est pas sans conséquence. Une enquête menée aux États-Unis en 2020 a révélé une prévalence de perte auditive induite par le bruit chez les adolescents américains comprise en 12,8 % et 17,5 % [2]. Fatigue auditive, acouphènes, sont d’autres effets rapportés auxquels viennent s’ajouter des maux extra-auditifs tels que des troubles du sommeil ou du stress. Près de deux tiers des élèves interrogés par OpinionWay déclarent également que la résonance dans les parties collectives leur donne parfois mal à la tête et 69 % indiquent ressentir de la fatigue du fait des bruits générés par le matériel (chaises et tables contre le sol, chutes de stylo, de règle, bruit de la craie sur le tableau). Par ailleurs, trois élèves sur quatre avouent avoir du mal à se concentrer en cours à cause du bruit et 74 % se plaignent de ne pas entendre clairement la voix de leurs professeurs. Une overdose de bruit pourrait également jouer sur l’alimentation ; manger dans un environnement bruyant couperait littéralement l’appétit. Une étude américaine a en effet démontré la corrélation entre l’exposition au bruit et une baisse de la consommation de fruits et légumes à la cantine [3].
Un frein à l’apprentissage
Et, alors que l’environnement scolaire devrait être propice à l’apprentissage, la bouillie sonore dans laquelle travaillent les élèves retentit aussi sur leurs performances avec, in fine, une incidence sur leur parcours scolaire. « Le bruit nuit à la qualité du travail en classe, explique Valérie Rozec. L’intelligibilité de la parole est altérée, ce qui compromet la bonne compréhension des informations et la communication. Les effets peuvent apparaître lors de la phase d’acquisition des connaissances ou lors de la réalisation de tâches complexes… On constate des atteintes cognitives avec des problèmes d’attention, de concentration et de mémorisation voire des retards dans l’acquisition du langage pour les plus jeunes. » Une étude, parue en 2022 [4] a montré que des enfants fréquentant des établissements scolaires exposés aux bruits de la circulation présentaient un développement de la mémoire de travail complexe 23,5 % plus lent que la moyenne. De même, l'exposition à 5 dB supplémentaires entraînait un développement de la capacité d'attention 4,8 % plus lent que la moyenne. Auparavant, en 2014, une équipe française avait mis en évidence un lien significatif entre le niveau d’exposition sonore en façade d’école et les scores obtenus en français et en mathématiques, les élèves scolarisés dans les écoles les plus exposées obtenant en moyenne les résultats les plus faibles [5]. Autrement dit, la performance académique était inversement proportionnelle au niveau de bruit. L’Ademe évalue le coût social du bruit à l’école à 1,3 milliard d’euros.
Petites et grandes solutions
Cette situation est d’autant plus regrettable qu’elle est parfaitement évitable. Selon l’Ademe, l’amélioration de la qualité acoustique des bâtiments scolaires permettrait un retour sur investissement de facteur 10. Mais au-delà des solutions techniques qui ont leurs limites, l’effort doit également porter sur une plus grande sensibilisation au bruit et ses conséquences sur la santé auprès des enseignants et de leurs élèves. Le CIDB s’y emploie depuis 45 ans au travers de campagnes de prévention en écoles primaires, dans les collèges et lycées. « Le bruit en classe résulte d’abord des comportements, explique Valérie Rozec. La première chose à faire, c’est d’impliquer les enfants car ils sont à la fois producteurs et récepteurs du bruit des autres. Comprendre cela peut permettre de diminuer le niveau sonore de manière drastique. »
Le CIDB propose ainsi des afficheurs de niveau sonore en forme d’oreille, indiquant quand le bruit dépasse une limite prédéfinie (voir photo ci-contre). D’Sybel, une déclinaison de ce dispositif, a également été lancée par la Fondation pour l’audition en 2020. « La première semaine, les enfants peuvent observer les couleurs varier en fonction du bruit ; la seconde, l’enjeu pour eux est de faire en sorte qu’il n’y ait plus de lumière rouge », explique Valérie Bozec. Et puis, poursuit-elle, « il y a plein de petites choses à mettre en place comme des balles de tennis sous les pieds des tables ou des chaises pour limiter les bruits d’impact. Ou, quand le bruit de fond est important, adopter d’autres comportements, comme des gestes, pour ne pas rajouter du bruit au bruit. Tous les petits décibels gagnés sont importants pour améliorer la qualité de l’environnement sonore. » Une réduction du nombre d’enfants par classe pourrait être une autre piste mais c’est un autre problème...S'abonner, c'est promouvoir un journalisme d'expertise
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