L'implant cochléaire peut donner des résultats spectaculaires. Des enfants implantés dès le plus jeune âge sont capables de suivre une scolarité classique. Des adultes peuvent tenir des conversations au téléphone et apprécier l’écoute de la musique. Mais certains patients obtiennent des résultats très moyens après leur implantation. Bien en dessous de ce qu’on est en espoir d’attendre. Ainsi, une étude du Pr Thomas Lenarz rapportait que 13 % des 1 005 patients adultes implantés dans son service entre 1984 et 2008 étaient considérés comme des poor performers, c’est-à-dire des patients dont la compréhension de la parole après implantation était peu ou pas améliorée [1]. Pire, une revue de la littérature réalisée par Isabelle Boisvert en 2020 rapportait que 5 à 8 % des patients implantés « ont obtenu une perception de la parole moins bonne avec leur implant cochléaire par rapport à leurs performances préopératoires » [2]. Soit environ un patient sur vingt.
Quels sont les facteurs d’échec ou de réussite de l’implant cochléaire ? Comment se fait-il qu’un patient qui entre dans les indications de ce dispositif médical n’en tire pas le bénéfice espéré ? Il y a déjà les facteurs qui donnent des mauvais résultats attendus : « une méningite, une neuropathie, une surdité prélinguale, un implant dont toutes les électrodes ne sont pas activées par exemple parce qu’il n’a pas été possible de l'insérer entièrement dans la cochlée... », liste la Dr Isabelle Mosnier, responsable du centre d’implantation adulte de la Pitié Salpêtrière.
Plasticité cérébrale
Mais il y a aussi les mauvaises surprises. La question centrale est celle de la capacité cérébrale d’un patient implanté à traiter le son en provenance de l’implant cochléaire. L’un des facteurs les plus évidents est la durée de déprivation sensorielle avant l’implantation cochléaire. La raison ? La plasticité cérébrale. Ce phénomène a été bien montré par des travaux de la Dr Diane Lazard, cheffe de service en chirurgie ORL à l'hôpital de Monaco, et de la Pr Anne-Lise Giraud, directrice de l'Institut de l'Audition, en 2017 [3]. Tout dépend de la façon dont s’est adapté le cerveau pendant la période de déprivation. « S’il y a eu un maintien de la spécialisation hémisphérique gauche pour le langage, c’est-à-dire que le patient a compensé sa perte avec de la lecture labiale notamment, alors c’est un facteur de bon pronostic, explique l’ORL. Mais si le patient, pour des raisons que l’on peine encore à expliquer, ne développe pas de bonnes capacités de lecture labiale, des plasticités vont se mettre en place afin de conserver une vie sociale, des interactions basées sur la lecture écrite. Dans ce cas, on n’est pas sur une correspondance phonème-visème, mais phonème-graphème. Ces personnes ont des capacités de lecture accélérées, donc la communication écrite est facilitée, mais au détriment de la phonologie. Une fois implantés, ces mêmes patients mettent plus de temps pour retourner dans l’analyse phonologique du son et de la parole. »
Les choses se compliquent encore un peu quand l’âge intervient. Car s’il n’y a pas de limite d’âge, haute ou basse, pour l’implantation cochléaire, c’est tout de même un facteur qui peut affecter la réussite de l'implantation cochléaire. « Le vieillissement naturel diminue les capacités plastiques, précise la Dr Diane Lazard. Il entraine une mort cellulaire naturelle, une baisse de la régénérescence neuronale, de la capacité à synthétiser des synapses, et des facteurs de croissance. » Dans une étude publiée l’an dernier, l’équipe de Diane Lazard et Luc Arnal, à l’Institut de l’audition, ont même identifié un âge clé, 70 ans, à partir duquel la réhabilitation par implant cochléaire n’est pas aussi performante [4]. Après cet âge, les analyses statistiques montrent que les patients améliorent leur capacité de compréhension dans le silence à 6 mois, mais que cet effet est significativement diminué par rapport aux sujets plus jeunes après deux ans d’utilisation de l’implant. Plus l’âge d’implantation augmente, moins le gain est important.
Les patients a priori moins bons performers nécessiteront un accompagnement plus solide.
Dr Diane Lazard, hôpital Princesse-Grâce, Monaco
Déclin cognitif ou démence ?
À ce vieillissement naturel il faut aussi ajouter un possible déclin cognitif, avec la maladie d'Alzheimer et autres pathologies apparentées. En considérant ces différents facteurs, l’équipe de l’Institut de l’audition a identifié un groupe de patients dont la compréhension diminue après deux années, parmi lesquels les plus âgés sont surreprésentés.
« On évalue les capacités cognitives en pré-implantation pour toute personne de plus de 60 ans, explique la Dr Isabelle Mosnier. On utilise le Codex et le Moca. Le premier est efficace pour détecter les démences, mais un peu moins pour les troubles cognitifs légers. Pour ces derniers, le Moca est plus pertinent. » Néanmoins, un mauvais score au Moca n’est pas une contrindication. Au contraire, l’implant cochléaire peut permettre d’améliorer des troubles cognitifs légers. « Ces troubles n’atteignent pas la mémoire, et ils ne sont pas liés à une perte d’autonomie, contrairement à des démences », détaille l'ORL.
Certaines fonctions cognitives sont particulièrement importantes pour la compréhension des phrases, comme l’ont montré des chercheurs allemands comparant les poor performers avec les autres patients implantés [5]. Les premiers affichent de moins bonnes capacités de récupération des mots phonologiques, dues à des difficultés d’accès au lexique ou à un stockage phonologique limité (encodage), combinées à une capacité de mémoire de travail réduite.
« Pour les patients avec des surdités anciennes, s'adapter à l'implant s'apparente à apprendre une nouvelle langue »
Fabien Seldran, audioprothésiste Audition Conseil, responsable pédagogique de l’école d’audioprothèse de Lyon et ingénieur clinique MED-EL
Propos recueillis par Ludivine Aubin-Karpinski
« Les régleurs appellent le support clinique quand ils arrivent à court de solutions avec leurs patients. Nous faisons le tour des centres référents et dans ce cadre, nous voyons majoritairement des patients difficiles. Parmi les problèmes fréquemment rencontrés, on retrouve souvent des cas de surdités anciennes. Pour ces patients, s’adapter à l’implant s’apparente à apprendre une nouvelle langue. Nous proposons dans ce cas de basculer vers une stratégie plus “douce”, moins riche ou moins rapide que la stratégie par défaut.
Pour d'autres profils de patients, nous sommes en présence d'une cochlée très abimée, ce qui favorise les interactions inter-canaux : celles-ci entrainent un phénomène de “bavage fréquentiel” et sont souvent corrélées à de moins bonnes performances. La solution est donc d’apporter un message moins riche en sortie d’électrodes pour que l’oreille soit plus à même de l’encaisser et que le message électrique délivré soit plus “propre”.
Chez d’autres patients, certaines impulsions peuvent entrainer des stimulations faciales. Dans ce cas, on délivre une impulsion moins forte mais sur une durée plus longue pour obtenir la même sensation d’intensité.
Avec certains patients, il arrive qu’on ait peu de marge de manœuvre entre la perception des sons très forts et la puissance nécessaire pour une bonne intelligibilité à un niveau de parole normal. Dans ce cas, chez MED-EL, on joue sur le paramètre MapLaw, une compression permettant de relever le niveau de la parole sans toucher le maximum tolérable pour le patient.
Chez les patients avec une prothèse controlatérale, au début, le cerveau est fainéant. Il va entendre avec l’appareil qui est naturel pour lui, c’est-à-dire l’appareil auditif, plutôt qu’avec l’implant qui semble lui envoyer du “bruit”. Il faut accepter de passer par une phase de sous-correction de l’appareil pour que l’implant prenne le dessus, par exemple une heure par jour ou en séance d’orthophonie. »
Travail pré-implantation
Un autre facteur affectant la réussite de l’implantation cochléaire est la façon dont l’audition est stimulée avant l’implantation, que ce soit chez les adultes ou les enfants : « Les séances d’orthophonie et les programmes de réhabilitation permettant une prise en charge optimale sont une bonne préparation à l’implantation, détaille le Pr Truy, ORL au CHU de Lyon. On devra encourager les échanges familiaux, en amont de l’implantation. »
On ne va jamais contrindiquer une implantation sur la base de faisceaux d’arguments statistiques
Dr Diane Lazard, hôpital Princesse-Grâce, Monaco
Chez l’enfant, le principal facteur menant à un échec de l’implant cochléaire est l’implantation tardive, mais encore une fois, pour des questions de plasticité cérébrale. « Après 5 ou 6 ans, le pronostic fonctionnel de l’implant devient plus aléatoire, explique Éric Truy. Au cours de l’enfance, la plasticité cérébrale est telle qu’il est important que l’audition soit correcte pour que les structures anatomiques se développent correctement, et que les connexions cérébrales s’établissent harmonieusement. La fenêtre de tir ou “critique" pour l’implantation est donc réduite. »
Malheureusement, il n’existe pas vraiment de test prédictif de la réussite de l’implantation, comme l’explique Diane Lazard : « À l’échelle individuelle, il y a trop de variabilité. En considérant l’état cognitif, l’âge, l’oralité et la durée de surdité, il est possible d’envisager des résultats plus ou moins bons. Mais on ne va jamais contrindiquer une implantation sur la base de faisceaux d’arguments statistiques, parce qu’une surdité sévère est trop impactante, et un patient peut tout à fait dévier de la trajectoire statistique et obtenir des bons résultats. Toutefois, les patients a priori moins bons performers nécessiteront un accompagnement plus solide. »
« Un bon bilan post implantation est indispensable – avec le triptyque tonale, vocale, vocale dans le bruit – tout comme les échanges avec les orthophonistes »
Thibault Béal, audioprothésiste Sonance Audition et régleur au CHU de Lille depuis 5 ans
Propos recueillis par Ludivine Aubin-Karpinski
« Les réglages d’un implant diffèrent du réglage d’une aide auditive. On ne peut pas contrôler ce qu’on fait comme en prothèse (écoute de l’appareil, passage en chaîne de mesure, mesures in vivo) et le régleur se base d’abord sur les réactions du patient. Par conséquent, c’est un facteur de difficulté supplémentaire avec les enfants ou des adultes présentant des troubles de la cognition. Dans ce cas, on peut néanmoins s’appuyer par exemple sur les mesures NRT (Neural Response Telemetry) réalisées au bloc en peropératoire pour créer la première map.
Autre difficulté : les paramètres de réglages ne sont pas forcément les mêmes d’un fabricant à l’autre. Il est donc nécessaire d’avoir une vision globale avec des audiométries prothétiques tonale, vocale et vocale dans le bruit.
Dans ce contexte, un bon bilan post implantation est indispensable – avec le triptyque tonale, vocale, vocale dans le bruit – tout comme les échanges avec les orthophonistes dont les bilans sont une source d’information primordiale. Et, il ne faut pas hésiter, face à des cas complexes, à solliciter le support clinique des fabricants.
Une autre difficulté du régleur d’IC, c’est lorsque le patient présente des restes auditifs exploitables sur l’oreille controlatérale. Une bonne corrélation de la sonie des deux oreilles est à rechercher. J’espère à l’avenir des progrès en matière de bimodalité et davantage de rapprochement entre fabricant d’implants et d’aides auditives, comme c’est le cas pour Phonak et Advanced Bionics, ou différemment entre Cochlear et ReSound, pour faire en sorte que les directivités microphoniques ou les réducteurs de bruit des deux dispositifs travaillent ensemble.
Dernières choses, le rôle de la connectivité (téléphones et microphones déportés) et les plateformes de rééducation auditives qui se développent sont à mon sens à mettre en avant auprès des patients, à la fois pour les aider dans les situations complexes et pour développer leurs performances. »
Poor performer : quels critères ?
La question de la réussite de l’implantation cochléaire soulève aussi un autre débat, celui de la définition du poor performer. Sur quels critères juge-t-on que l’implantation d’un patient n’est pas réussie ? Dans les études, le succès d’une implantation cochléaire est presque toujours jugé à l’aune des résultats au test de compréhension de mots. Mais ce critère est-il pertinent ? Il n’est pas suffisant, selon Aaron Moberly, ORL à l’université Vanderbilt de Nashville (États-Unis). Dans un éditorial récent, il écrivait, avec deux autres auteurs (Irina Castellanos et Theodore McRackan) : « Il devient de plus en plus évident qu’une focalisation étroite sur l’audibilité et les scores de reconnaissance des phrases fournit une vision restreinte qui néglige les expériences quotidiennes des implantés cochléaires. » [6]
Pour eux, il faudrait mesurer des paramètres supplémentaires, comme la localisation, la mémoire de travail, l’effort d’écoute...
« Chaque patient implanté doit pouvoir bénéficier d'une rééducation orthophonique »
Marie-Laurence Laborde, Carole Algans et Marjorie Tartayre, orthophonistes dans le service ORL du CHU de Toulouse, et Julie Delaurens, orthophoniste
Propos recueillis par Ludivine Aubin-Karpinski
« L’objectif est d’isoler les facteurs de réussite de l’implantation pour pouvoir agir sur eux, si ces derniers sont déficitaires. Nous réalisons actuellement des travaux, au sein de notre service ORL du CHU de Toulouse, pour identifier ces facteurs le plus précocement possible après l’implantation [7] afin de proposer une prise en charge adaptée. Notre étude a permis de montrer qu’un score inférieur à 22/30 au test MOCA était corrélé à des difficultés de compréhension dans le bruit.
Par ailleurs, une prise en charge orthophonique semble avoir un réel effet positif sur les résultats. Une étude de Diane Lazard et d’Anne-Lise Giraud [8] a démontré que des entrainements auditifs avant et après implantation favoriseraient le maintien d’une organisation cérébrale auditive et langagière efficiente en agissant sur la neuroplasticité du cerveau. Il est donc essentiel que chaque patient implanté cochléaire puisse bénéficier d’une rééducation orthophonique. En revanche, les modalités de celle-ci – travail perceptif ou auditivo-cognitif – ne joueraient pas un rôle essentiel. Ce dernier point demande à être confirmé et fait l’objet d’une nouvelle étude. »
PROM et satisfaction
Il est aussi impératif de tenir compte d’autres paramètres, plus subjectifs et centrés sur le patient, et notamment la satisfaction de ce dernier.
Pour cela, un outil semble particulièrement indiqué, les PROM (patient reported outcome measures). Deux tests sont disponibles à l’heure actuelle pour les patients implantés, le CIQOL (cochlear impant quality of life) et le SSQ (speech, spatial and quality of hearing). Le CIQOL a fait l’objet d’une traduction et d’une adaptation française, grâce à l’équipe d’Isabelle Mosnier et Oticon Medical. « Il est indispensable d’utiliser ce type de tests pour évaluer la réussite de l’implantation, explique l’ORL parisienne. Nos travaux montrent d’ailleurs qu’il n’y a pas de corrélation entre les scores au CIQOL et ceux aux tests de compréhension dans le silence et dans le bruit. » Autrement dit, un patient peut avoir de bons scores de compréhension mais être insatisfait, et vice versa. Depuis deux ans, une version allégée du test – 10 questions au lieu de 35 – est utilisée en préimplantation puis tous les ans en post-implantation, en France, en remplacement de l’Aphab, moins adapté. Toutefois, l'insatisfaction d’un patient n’est pas forcément synonyme d’échec : « On a parfois des patients qui ont des attentes irréalistes et qui sont donc insatisfaits alors que le corps médical estime que le résultat est plutôt bon, rapporte Isabelle Mosnier. Dans ces cas-là, on ne peut pas vraiment parler d’échec, mais plutôt de discordance avec les attentes ». C’est aussi le rôle des professionnels en amont de la chirurgie de bien évaluer les possibilités que l’implant peut offrir en fonction du niveau cognitif du patient, de sa motivation, de ses capacités auditives, de son âge... Et de l’en informer pour éviter ces discordances.