Quand la sécu ne paie plus

La chasse aux fraudeurs menée par l’Assurance maladie porte ses fruits et a permis de détecter et stopper 21 millions d’euros de fraudes en 2023 pour le seul secteur de l’audioprothèse. Mais la médaille a son revers : la systématisation et le renforcement des contrôles se traduisent sur le terrain par le blocage des remboursements et des installations des audioprothésistes, notamment franciliens.

Par Ludivine Aubin-Karpinski
(c)Rawf8 AdobeStock

Article mis à jour le 23/07/2024

Aux grands maux les grands remèdes... Pour lutter contre les fraudes croissantes en audioprothèse depuis la mise en place de la réforme du 100 % Santé, l’Assurance maladie a sorti l’artillerie lourde. En octobre 2023, son directeur général, Thomas Fatôme, avait annoncé le déploiement de contrôles généralisés sur tout le territoire, suite à l’identification de fraudes massives notamment en Seine-Saint-Denis. Mais « l’équilibre » recherché par l’Assurance Maladie qu’évoquait Thomas Fatôme alors, « entre accès aux soins et lutte contre la fraude, entre un remboursement rapide et la nécessité de trouver des moyens plus efficaces de prévention et de contrôle », semble difficile à atteindre. De nombreux audioprothésistes franciliens font aujourd’hui les frais du renforcement des contrôles menés par l’Assurance maladie dans sa lutte contre les fraudeurs.

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Les remboursements CSS coincent

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Dossiers en attente de remboursement de Cyrielle Rivaux. Tous les équipements CSS sont « rejetés ». La demande de remboursement la plus ancienne remonte au 7 mai.

C’est le cas de Cyrielle Rivaux, audioprothésiste DE depuis 2017, salariée dans un centre indépendant de Montreuil (93). Depuis novembre dernier, celle-ci a pris en charge dix bénéficiaires de la CSS. Pour les deux premiers, la CPAM a remboursé « dans les délais habituels, sous une semaine ». Mais, depuis plus de deux mois, toutes ces demandes sont « en cours de vérification », ce qui correspond à plus de 6000 € qui ne sont toujours pas payés. « Et, je continue d’appareiller des patients CSS sans savoir quand je vais être remboursée, explique Cyrielle Rivaux. Pour autant, je refuse de les traiter différemment sous prétexte que la sécu ne nous paie pas ; ils n’y sont pour rien. Ce serait vraiment la double peine pour eux ». Et d’ajouter : « Qu’il y ait davantage de contrôles, ça se comprend, il y a eu des abus, mais il faudrait trouver d’autres moyens pour nous permettre de travailler dans de bonnes conditions ».

Je continue d’appareiller des patients CSS sans savoir quand je vais être remboursée.

Cyrielle Rivaux, audioprothésiste indépendante à Montreuil (93).

Margot Mani est, elle aussi, audioprothésiste, diplômée de l’Universidad Europea (Espagne), et possède un centre dans le 11e arrondissement de Paris depuis quatre ans, sous enseigne Audition Conseil. Son mari, audioprothésiste également, gère cinq centres sous franchise Audio Pour Tous en région parisienne. Tous deux rapportent la même situation de blocage et celle-ci s’éternise anormalement. « Depuis plus d’un an, je ne me fais pas rembourser les dossiers CSS, déclare-t-elle. On me répond que le traitement de mes factures est "différé". La plus vieille date de mars 2023. Pourtant, les ordonnances proviennent du service ORL de l’hôpital Saint-Antoine où j’ai une vacation et mes patients sont bien appareillés. » Au total, elle déplore 25 000 € d’impayés et son mari, 136 000 €... Et précise qu’ils ne sont pas les seuls dans ce cas-là. « Cela a commencé avec la CPAM du 93 mais ces blocages systématiques commencent à gagner les autres départements de l’Île-de-France, poursuit-elle. C’est impossible de continuer comme cela. On se demande si on ne va pas devoir refuser ces patients ; c’est n’importe quoi ! La sécu assure même qu’une de mes patientes ne s’est pas vu délivrer d’appareils, or j’ai une attestation sur l’honneur de sa part qu’elle a bien été appareillée. On ne sait plus quoi faire. La chasse aux fraudeurs pénalise tout le monde. »

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Entre remboursements rapides et contrôles a priori : la quadrature du cercle

Selon Maxence Bizien, directeur de l'Agence de lutte contre la fraude à l'assurance (ALFA), les contrôles, mis en œuvre par l’Assurance maladie suite au développement massif de la fraude en audioprothèse en 2023, « ralentissent sûrement les paiements, le temps qu’ils soient réalisés. Nous savons que des assurés reçoivent des questionnaires permettant notamment de s’assurer qu’il n’y a pas eu de facturation fictive. Du côté des mutuelles, le sujet de la fraude à l’audioprothèse a été pris en compte et des contrôles sont également réalisés. En la matière nous travaillons tous avec les mêmes méthodes : contrôle aléatoire plus contrôle ciblé sur la base d’anomalies ou de renseignements. » Pour rappel, au cours du premier trimestre 2024, plus de 16 000 factures ciblées ont été scrutées à la loupe par l'Assurance maladie, dont plus de 9 000 ont été rejetées.
Sur son site, la Cramif (CPAM d’Île-de-France) indique que « les contrôles menés par le service gestion du risque ont pour objet de vérifier la réalité et la régularité de l’activité du professionnel ainsi que la bonne délivrance de la prestation ». Ils peuvent être « aléatoires, ciblés, systématiques et/ou ponctuels » et concernent des « professionnels présentant un volume d’activités tel qu’il n’est plus compatible avec une qualité des soins délivrés voire avec la réalité desdits soins ». Mais il semble qu’ils impactent l’ensemble des audioprothésistes franciliens, systématiquement. La Cnam reconnait que « des contrôles ont effectivement été mis en place avant règlement des factures d’audioprothèses, tels que cela a été présenté [lors de la conférence de presse en avril 2024] ». L’organisme admet seulement « quelques jours de délais » supplémentaires et ajoute que « cela reste très rapide ». Elle demeure en revanche silencieuse concernant le ciblage systématique des factures d’appareils délivrés à des bénéficiaires CSS.

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La lutte contre la fraude, c’est très bien, mais là, elle pénalise les audioprothésistes qui travaillent correctement et veulent s’inscrire dans la durée.

Maud Forêt, audioprothésiste indépendante à Paris

Holà sur les installations

Au-delà de ces blocages de plusieurs mois des remboursements des prestations, il semble que les audioprothésistes d’Île-de-France se heurtent également à des difficultés à l’installation. Maud Forêt, audioprothésiste diplômée depuis 20 ans, en fait les frais. Après plusieurs années de salariat, notamment auprès de Philippe Metzger, elle a sauté le pas et souhaité ouvrir son propre centre dans le 12e arrondissement, sous l’enseigne Entendre. Après avoir créé la société, trouvé le local, réalisé des travaux... elle s’est lancée en avril 2024 pour la dernière étape : la demande d’attribution auprès de la Cramif d’un numéro d’inscription au fichier national des professions de santé (FNPS) qui permet la facturation. « On m’avait prévenue qu’à Paris, c’était long... Je ne me doutais pas à quel point ! Nous sommes mi-juillet et je ne pense pas l’obtenir avant octobre », se désole-t-elle. En effet, après plusieurs relances, elle s’est vue informée début juillet qu’un enquêteur allait « prendre contact prochainement afin d’organiser un rendez-vous de contrôle » et qu’« une fois la visite réalisée, si aucune anomalie n’est constatée, il faudra[it] encore compter un délai pour l’enregistrement par la CPAM ».
Si, comme le pense Maud Forêt, son numéro FNPS ne lui est pas délivré avant octobre, il aura fallu attendre 6 mois**. Or, en l’absence de ce sésame, l’audioprothésiste ne peut pas facturer. Pourtant, elle passe commande, livre les appareils et les adapte... « On décaisse mais on n’encaisse pas, résume-t-elle. J’ai des dizaines de milliers d’euros en attente. Quand vous appartenez à un réseau, vous pouvez passer vos facturations sur un autre magasin mais ce n’est pas mon cas. C’est un gros problème pour ma trésorerie – mon comptable et mon banquier sont fébriles – et les fournisseurs ne pourront pas m’accorder des délais de paiement indéfiniment. La lutte contre la fraude, c’est très bien, mais là, elle pénalise les audioprothésistes qui travaillent correctement et veulent s’inscrire dans la durée. »

Les audios doivent montrer patte blanche

Sur le site de la Cramif, il est en effet mentionné que « face à une recrudescence des tentatives de fraude, [les] procédures ont été renforcées allongeant ainsi pour certains dossiers les temps de traitement. Le délai d’attribution est ainsi porté à 2 mois. » Et, interrogé sur ces blocages, le service communication de l'organisme commente : « Afin de garantir l'intégrité du système de santé, nos procédures d’attribution de numéro FNPS font l’objet d’un traitement rigoureux. Les procédures de vérification sont renforcées afin d’assurer que chaque nouvelle installation répond aux critères légaux et réglementaires en vigueur. »

Le contrôle préalable des enquêteurs dans la procédure d'attribution de numéro de facturation en audio a débuté en 2023. Depuis 2024, il a été généralisé à toutes les demandes.

Le service communication de la Cramif

En plus d’une liste assez longue de documents à fournir – dont une copie du diplôme d’État et l’attestation justificative du RPPS de l’ensemble des audioprothésistes de l’établissement précisant le lieu d’exercice ainsi que le certificat de conformité de la cabine d’audioprothèse* –, « un contrôle systématique est effectué par [des] enquêteurs sur le terrain pour s'assurer que les installations répondent aux normes réglementaires ». Ce contrôle préalable en audio a débuté en 2023. Depuis 2024, il a été « généralisé à toutes les demandes en audioprothèse », nous indique la Cramif. « Cette procédure de vérification (dossier + pièces justificatives + contrôle) est systématique et appliquée à toutes les nouvelles installations, afin de garantir une uniformité dans le traitement et la prévention des fraudes. Ainsi, les vérifications sont effectuées de manière continue et adaptative. Toutefois, il est important de noter que chaque demande est traitée avec la même rigueur et diligence », précise la Caisse qui avance un délai global, « à compter de la réception du dossier complet », de 53,2 jours. Elle note par ailleurs que « le volume de dossiers nécessitant des relances car incomplets ou incohérents a augmenté de 77 % entre 2021 et 2023 » et de près de 79 % pour 2024.

Pour toute prise de contact avec ses services, la Cramif invite les lecteurs d’Audiologie Demain à prendre rendez-vous en ligne via sa plateforme dédiée.

Une boite aux lettre dédiée est également disponible : vie.conventionnelle.cramif@assurance-maladie.fr

Ce durcissement de la politique d’attribution des numéros d’identification FNPS répond à l’augmentation très forte des installations d’audioprothésistes constatée sur l’ensemble du territoire et en particulier en Île-de-France. Fin 2023, l’Assurance maladie dénombrait en France près de 7 000 sociétés d’audioprothèse, parmi lesquelles un peu moins de 1 500 créées depuis moins de deux ans. En octobre 2023, Aurélie Combas-Richard, la directrice de la CPAM de Seine-Saint-Denis, comptait, depuis la mise en place du 100 % Santé, 55 nouvelles sociétés d’audioprothèse sur les 109 du département. « On trouve, en proportion, davantage de fraudeurs parmi ces nouvelles entreprises », précisait-elle alors.
La Cramif relève quant à elle une augmentation des demandes d'attribution « de 22,86 % entre 2021 et 2023 avec une légère inflexion en 2023 (- 0,45 % entre 2022 et 2023) ». Depuis janvier 2024, 165 numéros FNPS ont été délivrés et 80 demandes ont fait l’objet d’un refus pour « non-conformité du dossier ». Autrement dit, sur près de 250 projets d’installation depuis le début de l’année sur la région Île-de-France, un tiers n’ont pas abouti.

*À ce sujet, lire notre article Fraudes : Prodition porte plainte

**Maud Forêt a finalement reçu la visite d'un inspecteur fin juillet et obtenu son numéro FNPS le 8 août. Cela aura finalement pris 4 mois.

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