05 Février 2024

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Christian Lorenzi : « Je souhaite ouvrir une nouvelle voie de recherche sur l’écologie auditive humaine »

Rompu aux sujets de psychophysique acoustique pointus depuis 30 ans, Christian Lorenzi souhaite ouvrir un nouveau champ de recherche, transdisciplinaire : l’écologie auditive humaine dans les paysages sonores naturels. Une façon de lier sciences audiologiques et questions environnementales.

Propos recueillis par Bruno Scala
C. Lorenzi

Vous avez passé une bonne partie de votre carrière de chercheur à comprendre comment l’humain, malentendant ou non, traite le son. Aujourd’hui, vous ouvrez un nouveau chapitre sur l’écologie auditive humaine. Quelles en sont les raisons ?

Il y a quatre ans, j’ai vécu une véritable « bascule » : j’ai tout d’abord rencontré des étudiants et des écologues qui m'ont fait prendre conscience du décalage existant entre mes travaux sur le codage auditif de la structure temporelle fine et l’enveloppe des sons et la crise environnementale que nous vivons tous. Plus tard, en visite dans une université nord-américaine à la pointe de l’écologie scientifique, je suis sorti émerveillé par leurs projets, mais un peu attristé, parce que cela soulignait encore plus ce décalage. Le chercheur qui m‘accompagnait dans ma visite m’a demandé si j’étais familier des questions de paysage sonore et d’éco-acoustique. J’ignorais tout de ce domaine… En rentrant à Paris, je me suis documenté et en suis arrivé à l’idée qu’il y avait certainement quelque chose à faire dans le domaine de la psychoacoustique. J’ai ensuite rencontré un éco-acousticien du MNHN, Jérôme Sueur ; j’ai alors compris qu’il y avait un véritable lien entre nos domaines de recherche.

À l’heure actuelle, force est de constater qu’on ne sait pas dans quelle mesure une perte auditive affecte la capacité à entendre les sons de l’environnement, et les conséquences perceptives, cognitives et émotionnelles d’une potentielle diminution de cette capacité. Depuis que les aides auditives existent, les fabricants se sont essentiellement concentrés sur la réhabilitation des capacités de compréhension du signal de parole, qui était et est toujours la priorité des personnes malentendantes. Je pense que l’étude de l’écoute des paysages sonores naturels n’a pas été considérée comme pertinente pour deux raisons principales. La première, c’est que les sciences de l’audition sont intimement liées à l’explosion des radiotélécommunications il y a un siècle de cela. La deuxième raison tient au fait que l’environnement professionnel ou familial rétroagit constamment pour rappeler aux malentendants qu’ils entendent et comprennent mal ce qu’on leur dit. Cela engendre la première plainte auprès des professionnels de santé. Les personnes malentendantes sont donc parfaitement conscientes de leur trouble avant appareillage. À l’inverse, l’environnement naturel ne rétroagit pas sur nous. Il est rare que les oiseaux ou les cours d’eau se plaignent de ne pas être entendus ! La prise de conscience du trouble n’intervient qu’après appareillage…

Pourtant, les paysages sonores tels qu’on les connait se sont constitués il y a quelques centaines de millions d’années. Les oreilles tympaniques sont apparues au cours de l’évolution il y a 200 millions d’années environ. Homo sapiens, il y a 300 000 ans. La parole articulée, 30-50 000 ans peut-être. Les paysages sonores urbains, quelques milliers d’années. Ainsi, il est raisonnable de supposer que notre système auditif a évolué pour percevoir les paysages sonores naturels et que de nombreux aspects de son fonctionnement reflètent nos besoins de « monitoring » de l’environnement sonore. Ceci a peu à voir avec les mécanismes engagés dans une discussion avec un interlocuteur situé à un mètre de distance dans un environnement hyper réverbérant... On est probablement bien en dehors du « régime opérationnel » de notre oreille. Dans un environnement urbain, nous sommes exposés à des sons pouvant facilement atteindre 80 dB(A). En zone rurale, c’est plutôt 30-40 dB de moins selon le moment de la journée…

Il existe un lien entre les sciences de l’audition et les questions environnementales les plus contemporaines.

Il n’y a donc rien à ce sujet dans la littérature scientifique ?

Quasiment rien. Quelques recherches ont démarré il y a une vingtaine d’années sur l'audition des sons environnementaux, mais ces études mélangent les sons naturels et urbains. Je n’ai pas trouvé d’intérêt pour la partie « environnementale ». Nous sommes donc face à un nouveau paradigme, l’écologie auditive, qui a été néanmoins formulé par Stuart Gatehouse dans les années 1990, et que je souhaite aujourd’hui étendre à l’écoute des paysages sonores naturels. Ma tâche est donc d’essayer d’ouvrir une nouvelle voie de recherche dans cette direction. Et c’est dans cette optique que nous avons publié cinq articles au cours des trois dernières années.

Quels sont les principaux résultats présentés dans ces publications ?

Le premier article résulte d’une collaboration étroite construite avec des écoacousticiens, comme Jérôme Sueur, au MNHN, et Bernie Krause, aux États-Unis, le pionnier de l'utilisation des paysages sonores pour l’étude et le suivi des processus écologiques [1]. Nous avons travaillé sur les bases de données qu’ils alimentent régulièrement avec des sons enregistrés dans le monde entier. Grâce à un modèle informatique de système auditif, nous avons pu apprécier quelle information auditive était disponible pour un observateur humain lors de l’écoute de ces paysages sonores naturels. Il s’avère que ces derniers véhiculent beaucoup d’informations, potentiellement utilisables par le système auditif central humain pour s’orienter, naviguer, détecter des sources sonores potentiellement importantes (comme la présence d’êtres vivants), et se repérer dans le temps et dans l’espace. Ces travaux m’ont convaincu qu’il fallait concevoir un programme de recherche ambitieux sur ce sujet.

Ensuite, en collaboration avec l’Institut de l’audition, nous avons testé les capacités de discrimination de paysages sonores naturels chez des personnes normo-entendantes et d’autres présentant une perte auditive neurosensorielle légère à sévère [2]. La tâche consistait à deviner, parmi trois enregistrements de paysages sonores issus de la base de données de Bernie Krause, lequel avait été réalisé, par exemple, le matin (discrimination temporelle), ou l’hiver (discrimination des saisons) ou dans une clairière (discrimination des lieux). Tous les sujets testés parvenaient à discriminer les sons avec un taux de réussite supérieur au hasard (33 %), mais la perte auditive, quelle que soit sa configuration audiométrique ou l’âge de la personne, dégradait fortement cette capacité. Ainsi, une perte auditive déconnecte bel et bien l’individu des environnements naturels. Par ailleurs, lorsque des personnes normo-entendantes écoutent des versions filtrées de ces paysages sonores entrainant une réduction de l'audibilité des sons les plus faibles et mimant une perte auditive neurosensorielle, elles deviennent moins aptes à discriminer les paysages sonores, à l’instar des personnes malentendantes. Cela suggère qu'une amplification des sons appropriée par le biais d'appareils auditifs devrait être bénéfique dans ces conditions d'écoute.

Qui est concerné par ce nouveau domaine de recherche ?

Il me semble nécessaire d’engager avec nous toutes les parties prenantes, en premier lieu tous les grands acteurs de l’audiologie : patients, audioprothésistes, ORL, fabricants et leur R&D, mais également le grand public. Comme le disait dans une interview à Libération l’écologue Sandra Lavorel, récemment primée par le CNRS : « Il faut révéler aux gens leur dépendance à la nature ». Il est aussi fascinant de réaliser que les acteurs du secteur de l’audiologie peuvent agir dans le domaine de l’écologie. Il existe un véritable lien entre les sciences de l’audition et les questions environnementales les plus contemporaines.

Quid des pouvoirs publics ?

Les pouvoirs publics ont également un rôle à jouer, en raison des nombreuses implications en matière d’aménagement de la ville de demain, une ville « soutenable » et en raison du rôle de la biodiversité dans un environnement urbain. Nos sociétés investissent beaucoup de moyens financiers dans la construction et l’entretien d’espaces verts ou bleus au sein ou à proximité des villes. On pourrait se demander pourquoi ne pas construire des hôpitaux ou des écoles à la place. C’est parce que nous en tirons d’importants bénéfices. De nombreuses études montrent en effet les bienfaits d’une exposition aux environnements naturels. Certains montrent aussi les bénéfices des sons de la nature sur le bien-être. Cet effet dit de ressourcement est lié à une réduction du stress physiologique et à un rehaussement attentionnel.

Mais est-ce que les personnes malentendantes peuvent en tirer des bénéfices si leurs aides auditives ne leur permettent pas de percevoir correctement ces environnements sonores ? Un faisceau de recherches en acoustique environnementale met en lumière ces effets réparateurs de l’exposition aux paysages sonores naturels. Et je note qu’une seule étude menée par Sarah Payne en Grande-Bretagne montre que lorsqu’on mesure à l’aide de questionnaires les effets réparateurs liés à la visite d’un parc au sein d’une ville, les personnes malentendantes sont celles qui en bénéficient le moins [3]. Ainsi, pour les personnes malentendantes vivant en milieu rural, ou pour celles qui visitent régulièrement des zones naturelles telles que les espaces verts et les parcs nationaux, la qualité de vie pourrait non seulement dépendre d'une communication efficace, mais également d'une perception précise de leur environnement, y compris des paysages sonores naturels. Bien sûr, je suis tout à fait conscient du fait que les projections indiquent qu’une majeure partie de la population vivra en milieu urbain dans les prochaines décennies. En collaboration avec Annie Moulin, nous aimerions donc lancer une enquête de type « ethnographique » pour savoir si les gens ont besoin d’entendre les sons de la nature, et si les prothèses remplissent cette fonction. Cela peut paraitre évident et trivial, mais il faut le montrer. Dans le film On est fait pour s’entendre, de Pascal Elbé, je me rappelle cette séquence centrale, quand le protagoniste malentendant revient sur les lieux de son enfance. Il est appareillé et il retrouve le son des vagues qui a bercé toute son enfance.

De même, il y a quelques semaines, je suis tombé sur un livre dans une librairie : Voyage au pays du silence de Neil Ansell. Cet écrivain britannique et naturaliste amateur est malentendant depuis l’âge de trois ans, en raison d’otites à répétition. À cela s’est ajoutée une presbyacousie il y a quelques années. Dans ce très beau livre, il décrit l’inexorable fragmentation de son univers auditif, de saison en saison, du fait de la progression de cette surdité, qui l’amènera à son propre « printemps silencieux », comme il le nomme. Il décrit précisément ce qu’il ressent au fur et à mesure qu’il perd ce contact avec la nature.

Quels sont les travaux qu’il faut désormais mener ?

Dans notre dernière publication de 2023, nous identifions six grandes pistes de recherche, fruit des réflexions menées ces quatre dernières années avec des écologues, géographes, bioacousticiens, éthologues, et neuroscientifiques [4]... dont certaines concernent directement l’audiologie expérimentale et clinique. On constate le faible nombre de travaux explorant l’effet d’une perte auditive sur la perception des sons environnementaux, et plus particulièrement les sons naturels. Il est important de faire une distinction entre les sons d’origine anthropogénique (produits par l’homme) et les sons naturels, ce qui a été assez peu fait jusqu’à présent. Nous voulons pousser dans cette direction.

Notre article de modélisation en date de 2020 pose les bases de tout cela, en montrant que ces sons naturels sont informatifs. Cela suggère que l’appareillage auditif, s’il est réglé efficacement, devrait permettre de restaurer la perception de ces sons, et donc – probablement – les effets de ressourcement. Mais il faut bien sûr répliquer et étendre ces tout premiers résultats.

En outre, il existe des données utilisées dans le cadre de travaux dont le but initial n’était pas de montrer ce lien, et ce dans le domaine de l’audiologie. Elles pourraient être à nouveau analysées à l’aune de cette nouvelle problématique. Pour cela, il faut que les équipes de recherche se saisissent de la question, chez les personnes normo-entendantes et chez les personnes malentendantes, avec ou sans appareillage. Il faudrait aussi explorer l’impact des activités naturelles sur la perception des scènes naturelles.

Concernant les aides auditives, il est nécessaire de déterminer l’effet des algorithmes de réduction de bruit, de compression ou des classificateurs sur les capacités perceptives. Il faudrait aussi apprécier l’efficacité de ces aides auditives sur la restauration de ces capacités. Tout cela est une question de ressources humaines et de volonté ! Je sens que ce type de recherche trouve un écho chez les plus jeunes générations, même si j’entends aussi dire que ça n’est pas une priorité. Je suis intimement convaincu de l’importance de cette question et de sa place au sein des sciences de l’audition.

(c)TimeShops AdobeStock
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