« Le 100 % Santé répond à un enjeu de santé publique mais est une réforme en trompe-l'œil »

Réforme sociale emblématique du quinquennat d’Emmanuel Macron, le 100 % Santé est une réussite en termes d’amélioration de l’accès aux soins audioprothétiques. Le dispositif revêt néanmoins certaines ambiguïtés, selon le politiste Renaud Gay. Ce dernier revient sur quelques-uns des processus qui ont mené à sa construction, livre quelques pistes pour le rendre plus égalitaire et interroge le rôle des complémentaires santé.

Propos recueillis par Ludivine Aubin-Karpinski
Renaud Gay art+jaune
Renaud Gay est politiste au département des sciences humaines et sociales de l'EHESP et membre du laboratoire Arènes.

Audiologie Demain : Comment expliquer l’instauration en France de cette construction à deux étages, avec l'assurance maladie obligatoire et les complémentaires ?

Renaud Gay : Pour comprendre cette organisation, il faut revenir à sa création en 1945. L'ambition des acteurs de l’époque était d’assurer une large couverture des dépenses de santé par un dispositif reposant sur de puissants mécanismes de solidarité, notamment entre malades et bien portants. Mais dès l'origine, le choix a été fait de ne pas couvrir intégralement les prestations médicales prises en charge par la Sécurité sociale et de laisser une part de ces dépenses à la charge des assurés sociaux. C’est le ticket modérateur. Celui-ci correspondait alors à 20 % des tarifs de la Sécurité sociale. Il répondait à plusieurs objectifs. Le premier est économique : il encourage les assurés sociaux à se montrer modérés dans leurs dépenses de soins. Le second est historique : il assure un espace d’action aux assurances santé privées (mutuelles, instituts de prévoyance, sociétés d’assurance), qui ont joué un rôle pionnier dans la couverture des dépenses dès le 19e siècle.
Cette construction fait l’originalité du système français qui dispose donc, pour les mêmes prestations, de deux financeurs : l’assurance maladie obligatoire (AMO) et les assurances privées dites « complémentaires » ou AMC. C’est un système que l’on retrouve en Belgique, par exemple, mais dans une moindre mesure. Dans d’autres pays, les assurances viennent se substituer à l’assurance sociale ou interviennent en « supplément », pour couvrir des dépenses exclues du panier de soins remboursé par l’assurance sociale.

Audiologie Demain : Pourquoi l’Assurance maladie s’est-elle désengagée des trois secteurs de santé à forts restes à charge (dentaire, optique, audio) ?

Renaud Gay : La part de l’AMO dans la couverture de ces biens est très faible, en effet. En optique, elle avoisinait les 3-4 % à la fin des années 2010. Ce qui est un financement presque symbolique. Selon le HCAAM, elle s’élevait à 14 % en ce qui concerne les aides auditives au début des années 2010 [1]. Ce financement résiduel peut s’expliquer par une volonté délibérée de déremboursement, liée à des politiques de maîtrise des dépenses de santé, mises en place en France à la fin des années 1970. Cela s’est traduit par une hausse de la part laissée à la charge des assurés sociaux. Le ticket modérateur pour les équipements optiques et auditifs est ainsi passé de 30 % en 1967 à 35 % en 1993 pour atteindre 40 % en 2011. Mais il me semble que ce n’est pas là l’explication principale. Ce financement marginal de l’AMO pour ces biens tient surtout aux modalités de remboursement. Ces équipements sont remboursés sur la base de tarifs de responsabilité qui ne peuvent pas être opposés aux professionnels de santé, contrairement aux tarifs conventionnels appliqués en médecine et, surtout, qui sont rarement actualisés. Ils sont, de ce fait, de plus en plus déconnectés des prix réels du marché. C’est ce que j’appelle la « dérive institutionnelle des tarifs ». Cette part résiduelle relève ainsi avant tout d’une forme d’immobilisme ou d’absence de volonté des autorités qui crée un déclin de couverture.
Elle résulte aussi d’un manque de délibération publique concernant les soins couverts ou non par l’Assurance maladie. Il y a là une défaillance démocratique. Pendant longtemps, il a sans doute manqué d’acteurs structurés pour interpeller les autorités sur la question de la couverture de ces biens. Cela a changé dans les années 2000-2010 avec la mobilisation des syndicats professionnels – qui ont pris une part importante dans l'identification de ce problème public –, des associations d’usagers et également d’experts scientifiques, d’économistes de l’Irdes (Institut de recherche et documentation en économie de la santé), ou encore de sociologues de l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore). Tous ont contribué à la mise en avant de ce problème d’accès aux soins du fait d’une couverture insuffisante par l'Assurance maladie.

Audiologie Demain : Cette prise de conscience a conduit à la mise en place du 100 % Santé, notamment en audioprothèse. Est-ce une bonne réforme du point de vue socio-économique et sanitaire ?

Renaud Gay : Le 100 % Santé répond au problème de santé publique majeur du renoncement aux soins pour des raisons financières : on observait pour ces biens des restes à charge (RAC) très importants, même après remboursement de l'AMC. Il a également le mérite d’avoir poussé à l’actualisation de la nomenclature administrative des équipements et à une régulation des prix à l’échelle nationale, travail qui avait été amorcé d’une certaine façon par les réseaux de soins des assurances privées mais sur la base d’une tout autre logique que celle qui a présidé au moment du 100 % Santé et qui, elle, a associé les représentants des professions de santé. À cet égard, la réforme a permis d'ancrer la profession d’audioprothésiste dans sa dimension sanitaire. Alors que ce groupe professionnel souffrait d’un manque de reconnaissance et était notamment un peu tenu éloigné du « tableau » par le mécanisme de négociations bilatérales individuelles des réseaux de soins, ses représentants syndicaux ont eu un rôle important au moment des discussions nationales autour du 100 % Santé et ont existé en tant que groupe professionnel à part entière.
39 % des équipements auditifs adaptés en 2021 relèvent du panier 100 % Santé, selon le ministère de la Santé. On peut considérer que c'est une réussite mais ce succès ne doit pas masquer un certain nombre d’imperfections. Les biens couverts par la réforme du 100 % Santé sont financés conjointement par l'AMO et l'AMC. La réforme améliore donc l’accès aux soins des personnes, à condition qu'elles possèdent une assurance privée, mais rappelons toutefois que 4 % de la population n'en dispose pas...
La principale critique qui peut lui être faite est qu’elle reproduit voire renforce des inégalités entre assurés, selon leur statut socio-économique. Le coût de la réforme risque de se répercuter sur le montant des cotisations et des primes des organismes complémentaires. Mais cette répercussion pourrait être contrastée en fonction des opérateurs et de la qualité des contrats et pénaliser les retraités ou les bas revenus.
Par ailleurs, l’accès aux produits du panier à prix libres dépend de la qualité des contrats. Or, on sait très bien que cette dernière est corrélée aux revenus et à la situation économique des assurés. Ainsi, le 100 % Santé est une réforme en trompe-l'œil qui reproduit voire renforce une fragmentation des mécanismes de solidarité et entretient des inégalités sociales d’accès à certains soins.
Enfin, le dispositif perpétue le double financement AMO-AMC. Or, on connaît le coût des frais de gestion de ce système à deux payeurs...

Ce serait un sacré progrès social d’avoir un panier assez large pris en charge intégralement par la Sécurité sociale.

Audiologie Demain : Quelles seraient les pistes pour perfectionner le dispositif ?

Renaud Gay : Plusieurs scénarios ont été proposés notamment par le rapport du HCAAM comme l'extension de l’architecture du 100 % Santé à d’autres biens ou un décroisement des financements, c’est-à-dire le retrait complet de l’AMO du remboursement d’équipements comme les aides auditives, mais avec le risque d’accentuer les inégalités de manière sensible. Une autre solution serait le « 100 % Sécu », autrement dit la prise en charge intégrale par l'AMO du panier 100 % Santé. D'ailleurs, la réforme du 100 % Santé pourrait techniquement ouvrir la voie à cette « grande sécu » dans la mesure où elle a déjà réalisé ce travail titanesque d’actualisation de classification et de fixation des prix plafonds. Il suffirait simplement de modifier l’équilibre des financeurs. Cette solution n’a pas les faveurs des assurances privées. Du côté des professionnels de santé, il me semble que l’intérêt est plus marqué, notamment chez les audioprothésistes.

Audiologie Demain : Quid de la classe II dans ce scénario ?

Renaud Gay : Elle pourrait être prise en charge par l’assurance santé privée, qui assumerait alors un rôle « supplémentaire » et couvrirait des biens qui ne seraient plus financés par la Sécurité sociale. Bien sûr, d’autres mécanismes d’inégalités apparaîtraient avec in fine le risque d’une audioprothèse à deux vitesses. Tout dépend de la façon dont on ventile les équipements entre les deux paniers. Mais, ce serait un sacré progrès social d’avoir un panier assez large pris en charge intégralement par la Sécurité sociale, dont les mécanismes de financement sont puissamment redistributifs, que ce soit verticalement ou horizontalement, entre bas et hauts revenus et entre bien portants et malades.
La question est de savoir quel serait le périmètre de soins intégralement remboursé par la Sécurité sociale, quand il serait révisé et selon quelle procédure délibératoire. Sa définition serait-elle confinée dans les cabinets ministériels ou ferait-elle l’objet d’un débat public avec les intéressés, les partenaires sociaux, les professionnels de santé ? Ce sont là des questions importantes qui interrogent la gestion de notre Sécurité sociale.

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