Interview exclusive d’Agnès Firmin le Bodo : « La situation des personnes malentendantes en Ehpad n’est pas satisfaisante »

« Faire entrer la médecine et la prévention au sein des Ehpad, plutôt que d’espérer le contraire ». C’est l’ambition de la loi du 5 février 2019, portée par Agnès Firmin Le Bodo, alors députée de Seine-Maritime, qui autorise, dans le cadre d’une expérimentation de trois ans, l’intervention des opticiens dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. L’équivalent pour les audioprothésistes est-il souhaitable et envisageable ? La nouvelle ministre déléguée à l’Organisation territoriale et aux Professions de santé répond aux questions d’Audiologie Demain.

Propos recueillis par Ludivine Aubin et Bruno Scala
Agnes Firmin Le Bodo

Vous avez porté la loi permettant la mise en place d’une expérimentation visant à améliorer la santé visuelle des personnes âgées en perte d’autonomie. Quels étaient les enjeux qui ont motivé votre démarche à l’époque ?

Agnès Firmin Le Bodo : Le dispositif actuel d’accès aux soins ophtalmologiques ne permet pas aux personnes hébergées en Ehpad d'avoir des lunettes adaptées à leur vue. Les ophtalmologistes ne se rendent pas dans les établissements et les résidents ne peuvent pas se déplacer. Or, le fait de ne pas disposer d’une vue corrigée a un retentissement médico-social : quand on ne voit pas bien, on ne participe pas à la vie de l’établissement. C’est un motif de dégradation de la qualité de vie et d’isolement.

Quelles en sont les modalités ?

Agnès Firmin Le Bodo : L’objet de cette disposition est de lever un frein à l’accès aux soins visuels en permettant aux opticiens de se rendre dans les Ehpad pour réaliser des tests de réfraction et adapter les équipements, dans le cadre de renouvellements. Ils en avaient déjà la possibilité dans leurs boutiques. Ce travail a été mené en concertation avec les opticiens et les ophtalmologistes. Il a d’abord fallu attendre le décret d’application en février 2020, puis la crise sanitaire est intervenue. L’expérimentation n’a pu démarrer que tout récemment. Elle est en cours en Normandie et en Centre-Val de Loire et implique donc un nombre significatif d’établissements et de professionnels. Je serai vigilante, en tant que ministre, à évaluer l’efficacité du dispositif. S'il apporte des bénéfices, nous verrons comment l’étendre. Si, au contraire, cela ne fonctionne pas, soit parce que les opticiens ne se rendent pas dans les Ehpad, soit parce que l’on constate qu’en définitive il y a peu de demandes des résidents, on ne poursuivra pas. Il est encore trop tôt pour en tirer des enseignements.

Si l’expérimentation s’avère concluante, il faudra trouver toutes les voies et moyens pour la passer dans le droit commun.

Le secteur de l’audition présente les mêmes enjeux que l’optique : pénurie de prescripteurs, forte incidence des troubles auditifs chez les personnes âgées et impact de ces troubles sur les chutes, le déclin cognitif, la dépression. Or, les audioprothésistes n’ont pas le droit d'exercer hors de leurs centres... Peut-on envisager de lever cette restriction pour eux également ?

Agnès Firmin Le Bodo : La situation des personnes malentendantes en Ehpad n’est pas satisfaisante comme le fait de ne pas voir ne l’est pas. Si on peut avancer, il faut le faire. Mais la réponse à trouver n’est pas nécessairement la même qu’en optique car nous ne sommes pas tout à fait confrontés à la même configuration en audioprothèse. Je me garderais d’appliquer un parallélisme brutal de ma proposition de loi. et, d’ailleurs, si nous n'avons pas étendu le dispositif aux audioprothésistes à l’époque – car nous nous étions posés la question –, c’est pour cette raison. Là où les opticiens peuvent adapter des lunettes dans le cadre de renouvellement, les audioprothésistes n’ont pas cette compétence. Ce qui signifie qu’outre le frein que représente l’interdiction actuelle de l’exercice hors du centre, s’ajoute l’impossibilité pour eux de renouveler un équipement sans prescription médicale. Il faut à la fois leur permettre d’aller vers les malentendants en perte d’autonomie et travailler sur ce transfert de tâches.

C’est une problématique qui traverse toutes les professions de santé. Je n’ai pas encore rencontré les audioprothésistes mais ce travail doit se faire d’abord en co-construction avec les ORL, comme les ophtalmologistes l’ont fait avec les orthoptistes et les opticiens. C’est aux professionnels d’avancer ensemble. Nous pouvons les accompagner mais nous ne pouvons pas décider à leur place. En tout cas ce n’est pas la méthode que nous souhaitons appliquer dans ce ministère.

Une expérimentation article 51 en cours dans le Nord, sous l’impulsion d'un audioprothésiste, d’un ORL et d’un gériatre (lire l'article Un pas vers l’appareillage des malentendants institutionnalisés), vise à intégrer l’audioprothèse en Ehpad. Qu’en pensez-vous et comment passer de l'expérimentation à la généralisation à l'échelle nationale ?

Agnès Firmin Le Bodo : Nous allons regarder attentivement comment évolue cette expérimentation de la région Nord. Si elle est pilotée à la fois par un gériatre, un ORL et un audioprothésiste, c’est parfait. Avant d’envisager la généralisation d’un tel dispositif, il faut d’abord examiner le nombre de bénéficiaires, les modalités de prise en charge, les résultats, la façon dont les professionnels se sont articulés entre eux… L’évaluation n’est pas quelque chose de culturel en France. Je suis à 100 % convaincue de son intérêt. Mais il faut être aussi capable d’admettre quand cela ne fonctionne pas. Si, au contraire, l’expérimentation s’avère concluante, il faudra trouver toutes les voies et moyens pour la généraliser et la passer dans le droit commun.

L'Igas en faveur de l’expérimentation d'un parcours spécifique pour les malentendants en Ehpad

Expérimenter la mise en place d’un protocole adapté au dépistage, à l’appareillage et au suivi des personnes âgées dans l’incapacité de se déplacer ». Il s’agit là de l’une des trente recommandations du rapport de l’Igas et de l’IGÉSR sur la filière auditive, paru en janvier 2022.

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Les inspections suggèrent pour cela de lancer des expérimentations, dans les conditions prévues par l’article 51 du LFFS de 2018 – c’est le cas de l’initiative menée dans la région Nord (lire l'article Un pas vers l’appareillage des malentendants institutionnalisés– et de « s’inspirer » de celle qui a été mise en place pour les opticiens.Cela devrait permettre de juger de la pertinence de la généralisation d’un tel dispositif et de s’assurer que « la qualité de la prise en charge [est] préservée ».
À l’article 14 de la nouvelle convention régissant les relations entre l’Assurance maladie et les professionnels de l’audioprothèse, les instances professionnelles du secteur ont marqué leur « soutien » à « toute expérimentation initiée par les pouvoirs publics afin de favoriser l’appareillage auditif des personnes âgées dépendantes », « notamment la mise en place d’un parcours spécifique pouvant comporter un exercice professionnel en partie extérieur » au centre d’audition.

Il existe un certain nombre de dérives aujourd’hui, d’autant plus à la faveur du 100 % Santé (lire l'article Dérives en Ehpad). Quels sont les moyens pour les éviter ?

Agnès Firmin Le Bodo : C'était l’une des craintes formulées par les ophtalmologistes à l’encontre des opticiens lors des discussions en amont de ma proposition de loi pour l’amélioration des soins visuels en Ehpad. Comme toutes professions de santé inscrites au registre du commerce, il est important d’observer et d’encadrer pour éviter les dérives, comme les conflits d’intérêt. C'est le rôle des organismes payeurs de contrôler et de sanctionner si besoin par un déconventionnement et le remboursement d’indus notamment. Mais il relève aussi de la responsabilité des directeurs d’Ehpad de ne pas laisser entrer des gens qui n’ont rien à y faire. Il s’agit de vigilance collective.

Élargissons cette question d’un meilleur accès aux soins auditifs en France. Le secteur de l’audioprothèse s’inquiète de la démographie des ORL et de leur inégale répartition sur le territoire. Quels leviers envisagez-vous d’actionner pour répondre notamment aux déserts médicaux ?

Agnès Firmin Le Bodo : C’est un sujet quotidien au ministère ! Il nous faut actionner tous les leviers à la fois, comme la mise à disposition d’assistants médicaux qui permettrait de dégager entre 10 et 20 % de temps médical.

Concernant la délégation de tâches, on voit bien que certaines professions sont plus allantes que d’autres. Cela ne peut se faire qu’en collaboration avec les professionnels. Néanmoins, j’ai la conviction que l’on peut avancer sur ce dossier.

Il faut également utiliser les moyens modernes de téléconsultation dans certaines régions. J’y suis personnellement très favorable à condition que soient bien identifiés les gens au bout de la ligne et qu’il y ait un professionnel de santé formé à côté du patient. Nous avons dix années difficiles devant nous mais je suis optimiste quant à notre capacité à apporter des réponses. Nous avons ouvert tous ces chantiers dans le cadre du CNR de la santé lancé le 3 octobre.

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