Exercice illégal de la profession d'audioprothésiste et pratiques commerciales trompeuses : tels sont les chefs d'accusation auxquels devront répondre le dirigeant de MoovAudio et trois de ses salariés, devant le tribunal judiciaire de Bordeaux, en novembre prochain, selon un article du quotidien Sud-Ouest, paru en juillet 2022.
La société, basée à Eysines en Gironde, contactait notamment des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) pour y proposer des dépistages auditifs gratuits en masse, puis des appareillages entièrement remboursés par l'Assurance maladie dans le cadre du 100 % Santé. Et ce, même hors de leur département et de la région Nouvelle-Aquitaine. « Nous avons notamment reçu des courriels avec le logo de l'Assurance maladie et du ministère de la Santé », témoigne le directeur d'un Ehpad, situé près de Rennes. Il a été approché par le dirigeant de la société en 2020. Comme certains éléments des messages électroniques reçus lui semblaient étranges, le directeur s'est renseigné auprès de la CPAM, puis a alerté le Syndicat des audioprothésistes. Aucun résident de l'Ehpad n'a finalement été victime de la supercherie. La société a depuis cessé son activité, ce qui n’a pas empêché ses dirigeants de créer, en janvier 2022, la société Odipro, qui propose ses services... en Ehpad.Ce fait divers illustre, de manière dramatique, la problématique de la prise en charge des patients malentendants en Ehpad, dans toute sa complexité. En effet, la perte d’autonomie liée à l’âge et l’entrée en établissement riment invariablement avec une rupture dans la continuité des soins audioprothétiques, voire son absence totale, pour les résidents, les audioprothésistes n’ayant pas le droit d’exercer hors de leurs centres. « Nos résidents représentent une population qui a clairement des besoins en appareillages auditifs, tout comme en soins optiques et dentaires. Mais la plupart ne sont pas très mobiles, constate le directeur de l’établissement breton. L'idéal pour ceux qui ont des problèmes auditifs est de se faire accompagner par leur famille chez un ORL ou un audioprothésiste. Mais ce n'est pas possible pour toutes les familles. »
16 résidents ont été appareillés en une journée. 40 % présentaient des bouchons de cérumen obstructifs.
Le loup dans la bergerie
Malgré le cadre réglementaire, des acteurs, peu scrupuleux, profitent de la situation. Vulnérables et peu mobiles, les résidents malentendants ou leurs familles peuvent être tentés par des propositions de soins in situ. Des initiatives, plus ou moins vertueuses, semblent ainsi se multiplier vers la population des Ehpad, a fortiori depuis la mise en place du 100 % Santé et la possibilité pour les patients de recourir à une offre sans reste à charge. « De très nombreuses dérives ont été recensées, par des familles ou par des audioprothésistes », déplore Brice Jantzem, président du SDA. C’est le cas d’un autre établissement, cette fois-ci de la région de Calais, au sein duquel la société MoovAudio a également pu pénétrer, il y a plus d’un an.
Le Pr Christophe Vincent, chef du service otologie et otoneurologie du CHU de Lille, sollicité en tant qu’expert technique et médical pour constater les faits, dresse un état des lieux accablant : « Il s’agit d’un abus de confiance. La direction de l’Ehpad et le médecin coordinateur ont été trompés, démarchés par cette société via des courriers usurpant le logo de l’Assurance maladie. 16 résidents ont été appareillés en une journée. 40 % présentaient des bouchons de cérumen obstructifs et l’une des résidentes, la doyenne du Nord, s’est retrouvée avec un appareillage bilatéral avec un gain nul alors qu’elle présente une cophose sur une oreille et une surdité profonde de l’autre (voir photos ci-contre). »Christian Renard, l’audioprothésiste chargé par le Pr Vincent de réaliser un audit auprès des victimes, témoigne : « Sur la base d’audiométries réalisées à la va-vite par une personne ne disposant pas du diplôme d’audioprothésiste et sans otoscopie préalable, les 16 résidents ont été appareillés, quelques semaines plus tard, tous en stéréophonie avec des appareils réglés au préalable à distance depuis Bordeaux. Quel que soit leur degré de surdité, les patients ont “bénéficié” du même traitement : des micro-contours avec dômes ouverts standards, tubes fins et entre 0 et 15 dB de gain. Y compris les pensionnaires atteints de surdités sévères et déjà appareillés dont les aides auditives avaient plus de 4 ans, alors que leur appareillage leur donnait satisfaction. Il s’agissait à 100 % d’appareils de classe I. »
En deux visites, la société MoovAudio a ainsi possiblement pu empocher 32 300€... Le rapport réalisé par Christian Renard et son équipe a été remis à la CPAM et l’ARS Hauts-de-France. « Le manque de contrôle conduit à des dérives très préjudiciables pour cette population particulièrement fragile », constate le Pr Vincent. Le Pr François Puisieux, chef du pôle de gérontologie du CHU de Lille, abonde : « Il est nécessaire de faire évoluer le cadre légal mais avec des règles claires pour éviter de telles dérives. Le 100 % Santé est une excellente réforme. Il est triste de la voir détournée par des gens qui en tirent profit en abusant les professionnels des Ehpad qui croient bien faire et surtout leurs résidents. »Une activité interdite pour le moment
En effet, la loi est claire. Choix, adaptation, délivrance, contrôle d'efficacité immédiate et permanente de la prothèse auditive et éducation prothétique du déficient... l’exercice « itinérant » de l’audioprothèse est illégal au regard de l'article L. 4361-6 du code de la Santé publique. Ce texte stipule que « l'activité professionnelle d'audioprothésiste ne peut être exercée que dans un local réservé à cet effet et aménagé ». « Même pour un patient déjà appareillé qui entrerait en Ehpad et ne pourrait plus se déplacer jusqu'au centre auditif, le suivi au sein de l'établissement n'est pas autorisé », précise Brice Jantzem. Ces points sont rappelés dans l'article 14 de la Convention nationale des audioprothésistes, signée en juillet dernier entre l'Union nationale des caisses d'assurance maladie (Uncam) et les trois syndicats représentant les audioprothésistes. « Les audioprothésistes ne peuvent pas non plus effectuer de dépistage, ce serait de l'exercice illégal de la médecine, rappelle Brice Jantzem. Tout au plus peuvent-il participer au repérage des troubles auditifs, sans poser de diagnostic. » Ni appareillage, ni suivi au sein des Ehpad donc... au risque d'un déconventionnement de l'Assurance maladie, pour les professionnels réfractaires. En plus du remboursement de toutes les sommes versées par celle-ci « car, si l'appareillage est fait hors nomenclature, il s'agit d'indus, souligne Brice Jantzem. Les patients appareillés ou leur famille peuvent aussi refuser de payer ou porter plainte pour abus de faiblesse. »
Vers un assouplissement du cadre actuel ?
Selon le président du SDA, l'encadrement de l'activité d'appareillage a pour objectif de protéger les patients de l'absence d'un suivi ultérieur et d'assurer une prise en charge de qualité, qui nécessite un équipement et des locaux spécifiques. Néanmoins, l’augmentation du nombre de personnes âgées dépendantes et la prévalence des troubles de l’audition parmi cette population plaident pour une évolution du cadre de la pratique de l’audioprothèse. Celui, établi en 1967, semble aujourd’hui trop rigide et peu satisfaisant au regard des besoins non couverts. Et, insuffisant pour empêcher les dérives... Il semble nécessaire d'accompagner les changements de société et d'anticiper ceux à venir. « L'idée serait de mettre en place un accord cadre permettant une prise en charge adaptée des personnes dépendantes, en Ehpad ou à domicile. Il pourrait ensuite être généralisé », estime le président du SDA (lire l'encadré).
En attendant, comment gérer la situation des personnes âgées à mobilité réduite et que leurs proches ne peuvent amener jusqu'à un centre auditif ? « Il est envisageable de négocier, dans un cadre ad hoc, une prise en charge d'un véhicule sanitaire léger par l'Assurance maladie », indique Brice Jantzem. Une solution dont on ne peut se satisfaire, même si elle reste, pour le moment, la seule légale.