21 Décembre 2023

Article réservé aux abonnés

L’implant cochléaire, une solution encore trop ignorée

En France, le taux de pénétration de l’implant cochléaire est faible. Les causes sont multiples, mais l’information du public et des professionnels de santé, fait défaut. Et si la cohorte de patients venait à augmenter de façon importante, il n’est pas certain que l’offre de soins serait suffisante.

Par Ludivine Aubin-Karpinski et Bruno Scala
acces

Considéré par l’OMS comme « l’une des prothèses neurales les plus efficaces conçues à ce jour », l’implant cochléaire (IC) peine à s’implanter en France. On estime en effet entre 1 et 10 % seulement le nombre de patients adultes éligibles qui en bénéficient réellement. Un score qui positionne la France parmi les plus mauvais élèves en Europe. Alors que l’Allemagne affiche la meilleure prévalence, avec plus de 35 patients implantés par million d'habitants entre 2010 et 2016, on n’en compte que 10 environ dans l’Hexagone, à hauteur de l’Espagne [1]. Soit, trois fois moins qu’outre-Rhin.

Un contexte médico-économique pourtant favorable

Pourtant, dans son Rapport mondial sur l’audition de 2021, l’OMS précise que chaque dollar investi dans les implants cochléaires génère un rendement de 2,59 dollars (1,46 dollar pour les pays à revenu élevé ; 4,09 dollars pour les pays à revenu faible à intermédiaire). Elle évalue également qu’ils permettent d’économiser par personne concernée 38 153 dollars, somme qui autrement aurait été perdue.

Par ailleurs, la France est l’un des pays où « l’implantation cochléaire est sans doute la mieux prise en charge et où les indications sont les plus larges », souligne le Pr Bernard Fraysse, ancien chef de service du CHU de Toulouse et membre de la CI Task Force, un groupe de travail international dont l’objectif est d’émettre des recommandations pour faciliter et harmoniser l’accès à l’IC à l’échelle mondiale. En effet, depuis 2009, l'implantation cochléaire est remboursée par la Sécurité sociale. Les patients n’ont, en théorie, rien à avancer. Quant aux indications, elles ne cessent de s’élargir. Fin 2021, elles ont ainsi été étendues aux patients présentant une surdité profonde unilatérale avec acouphènes invalidants. Enfin, il n’y a pas de limite d’âge à l’implantation cochléaire chez l’adulte, sous réserve d’une évaluation psycho-cognitive. Pourtant, le nombre d'implantations par an n'augmente pas (cf. graphe).

En outre, malgré un contexte médico-économique propice et des bénéfices reconnus pour les personnes entrant dans les indications, les besoins sont loin d’être couverts. Un grand nombre de patients n’en bénéficient pas et ceux qui parviennent à l’implant cochléaire témoignent souvent de longues années d’errance. Une enquête du Cisic menée en 2020 auprès de personnes implantées révèle que 30 % d’entre elles pensent en effet avoir perdu « quelques années » et même, pour 14 %, « au-delà de 10 ans ».

Grand public : entre déficit d’information et infox

Les raisons de cette mauvaise pénétration sont multiples et un très clair consensus se dégage de tous les acteurs qui gravitent autour de l’implantation cochléaire. La principale, c’est l’information : les patients ne sont pas ou peu au courant de l’existence de l’implant cochléaire ni de ses résultats spectaculaires. Des études montrent en effet que des personnes implantées ont une compréhension de la parole multipliée par huit. En outre, des travaux, comme ceux de la Dr Isabelle Mosnier, responsable de l’unité fonctionnelle implants auditifs de la Pitié-Salpêtrière, suggèrent que l’implantation cochléaire permet de prévenir le déclin cognitif lié à l’âge. Or, cette information n’est pas suffisamment connue du grand public et quand les patients y accèdent, souvent par des chemins détournés, c’est très tardivement. Selon l’enquête de 2020 du Cisic, 46 % des personnes implantées ont entendu parler de l’implant six ans ou plus après avoir vécu dans un état de surdité très important, dont 14 % 11 à 20 ans après et 21 % au-delà de 20 ans. Catherine Daoud, la présidente du Cisic, la principale association de patients implantés, ne compte plus le nombre de situations dramatiques rencontrées lors de ses permanences. « Certains découvrent par hasard l’implant cochléaire en croisant une personne implantée au marché et nombreux sont ceux qui en entendent parler sur Internet ou à la télévision », explique-t-elle. La Dr Isabelle Mosnier rapporte ainsi que les consultations dans son centre d’implantation à la Pitié-Salpêtrière augmentent significativement les semaines suivant une émission télévisée consacrée à ce dispositif.

On nous rapporte le cas d’ORL ou d’audioprothésistes qui disent à leurs patients sourds profonds qu’il n’y a plus rien à faire.

Catherine Daoud, présidente du Cisic

Des professionnels de santé peu informés voire réticents

Si ces malentendants apprennent l’existence de l’implant cochléaire de façon fortuite, c’est que l’information ne leur est transmise ni par les pouvoirs publics, ni par les professionnels de santé. « Les ORL libéraux sont peu informés sur les indications de l’implant cochléaire, déplore le Pr Sébastien Schmerber, chef du service ORL au CHU de Grenoble. Il y a toujours des praticiens en France qui considèrent que l’implant cochléaire ne fonctionne pas ; c’est assez extraordinaire ! » Même constat du Pr Bernard Fraysse : « Côté patients, l’implant cochléaire souffre d’un manque d’information voire d’un phénomène de désinformation sur les risques, les complications, l’irréversibilité du processus... sans qu’il y ait de communication en face pour rétablir les faits. Mais, on peut également déplorer un manque total d’information des professionnels – MG, ORL et audioprothésistes – et ce, malgré une litanie de conférences, d’ateliers, de symposiums sur le sujet depuis 30 ans. » Une enquête Stethos menée en 2019 pour la société Cochlear* montrait que 30 % des ORL et 59 % des audioprothésistes déclarent peu connaître les implants cochléaires. Les premiers sont 17 % à mal maîtriser les indications de la HAS : 16 % pensent notamment qu’il existe une limite d’âge autour de 72 ans.

Heureusement, les associations de patients sont très actives dans l’information du grand public et travaillent de manière très étroite avec les centres d’implantation. Les permanences sont souvent l’occasion de se rendre compte de cette mésinformation et du grand public et des professionnels. « Je constate que la vision de l’implant n’a pas changé depuis deux décennies, commente Catherine Daoud. On nous rapporte le cas d’ORL ou d’audioprothésistes qui disent à leurs patients sourds profonds qu’il n’y a plus rien à faire. » Pour elle, l’origine de cette méconnaissance remonte aux débuts de l’implant. « En France, il n’y a pas eu de consensus dès le départ au sein de la spécialité ORL, et c’est resté. Des fake news se sont installées et perdurent encore aujourd’hui, se désole-t-elle. Il y a une sorte de fantasme autour de la surdité, qui a été exacerbé à un moment donné par l’opposition de la communauté sourde. L’implant cochléaire fait peur. Parfois, les ORL n’osent pas en parler ou nous envoient des patients au lieu de les adresser à un centre implanteur. » Ou ils les envoient à des audioprothésistes... L’enquête Stethos révélait en effet que 52 % des ORL leur adressent leurs patients lorsque les aides auditives n’apportent plus de bénéfice.

Pour Sébastien Schmerber, il faut aujourd’hui communiquer auprès du grand public : « Le travail de sensibilisation que nous menons auprès des ORL depuis des années ne fonctionne pas. Ça ne les intéresse pas. Il faut désormais s’adresser aux patients. Ce que j’appelle de mes vœux, c’est une campagne de communication à l’échelle nationale, comme cela se fait en ophtalmologie, et pilotée par l’industrie elle-même. » C'est d’ailleurs l’un des objectifs que s’est fixée Isabelle Mosnier pour sa mandature à la présidence de la SFA : « L’information du grand public peut également permettre de mieux faire connaître l’implant et ce doit être une des missions de la SFA. »

Un manque d’adressage

Le constat est peu ou prou le même pour les audioprothésistes : « Certains connaissant mal l’implant ou n’adressent pas directement les patients en bout de course avec leurs appareils auditifs », constate Sébastien Schmerber. Pour Mathieu Robier, audioprothésiste à Orléans et régleur d’implant au CHU de Tours, il faut continuer de former les audioprothésistes au cours de leur carrière, mais il reconnait que « le sujet ne passionne pas ». L’audioprothésiste a organisé un atelier sur le thème de l’adressage avec la Dr Mosnier, à l’occasion du dernier EPU en audioprothèse, à Lyon, avec un succès modéré. « Les audioprothésistes sont davantage intéressés par des sessions qui concernent leur pratique quotidienne, comme la vocale dans le bruit, la mesure in vivo... explique-t-il. Ce qu’il faudrait, c’est que ce thème soit l’une des trois orientations de la prochaine période de DPC. »

Lors d’une séance de la Commission nationale d'évaluation des dispositifs médicaux et des technologies de santé (CNEDiMTS) en 2019, Catherine Daoud avait suggéré que les audioprothésistes aient l’obligation d’adresser à un centre implanteur leurs patients en fin d’efficacité ou en échec avec leurs aides auditives. « C’est une idée louable, estime Mathieu Robier, mais je ne vois pas comment la mettre en place et le contrôler. » De son côté, il informe les patients et ce, très précocement. « Il faut parler de l’implant avant même que le patient entre dans les indications, conseille-t-il. Informer, ça ne veut pas forcément dire qu’il faut franchir le pas. Et puis, la question vient souvent du patient lui-même : chaque année, il voit son gain diminuer et demande ce qu’il se passera quand il sera trop bas. C’est là qu’on peut commencer à évoquer le sujet, en le rassurant sur le fait qu’en 2023, on ne laisse pas les malentendants sans solution. »

Parler aux patients des implants en amont est d’ailleurs l’une des recommandations de la CI Task Force [2], afin « d’améliorer l’adoption future pour les adultes atteints de perte auditive progressive qui ne répondent pas actuellement aux critères d’éligibilité à l’implant cochléaire. » Le groupe préconise en outre de tester leur éligibilité tous les un à trois ans. Le centre de Grenoble sensibilise le plus tôt possible, en accueillant également des personnes qui ne sont pas encore dans les indications de l’implant. « Elles sont ainsi préparées à cette éventualité », explique le Pr Schmerber.

Une réponse insuffisante des pouvoirs publics

Ce manque d’information et de sensibilisation a été soulevé par les acteurs de la filière lors de la réunion de 2019 à la CNEDiMTS. En 2022 et 2023, la DGOS a constitué un groupe de travail composé de professionnels, d’associations de patients et de représentants de la SFORL. « Les annexes de la circulaire de 2009 ont été mises à jour à partir de propositions directement issues du groupe de travail, mais aussi des recommandations et documents existants issus de la SFORL et des avis de la CNEDIMTS de la HAS, commente la DGOS. En ce qui concerne spécifiquement le dossier de candidature et le cahier des charges fixant les critères à respecter par les centres souhaitant être labellisés, certains éléments permettant de renforcer (...) l'accès aux soins ont été mis à jour. »

Mais ce sont des changements mineurs au regard des enjeux. Le principal d’entre eux : un paragraphe à l’intitulé louable – « Renforcer l’accès des implants cochléaires aux patients » – mais au contenu vraiment léger (6 lignes). En substance : « Les centres informent et sensibilisent les professionnels de santé (...) concernant la pose d’implants, en particulier pour les patients adultes. »

Une offre hétérogène et insuffisante ?

carte
Représentation des zones isochrones pour chaque centre implanteur en France (en bleu, les centres « satellites »). Les zones colorées se situent à 1 h de voiture du centre. Afin de faciliter la lecture, un seul centre par ville est affiché (sauf Paris). (réalisé avec le logiciel Smappen).
Cette question de l’accès à l’implant cochléaire interroge plus globalement l’organisation des soins. Les quelque 35 centres référents sont-ils suffisamment nombreux pour répondre aux besoins actuels et, a fortiori, à venir, si le taux de pénétration de l’implant venait à augmenter ? Aujourd’hui, leur nombre et répartition ne permettent pas une parfaite couverture du territoire (voir carte). Selon l’enquête de 2020 du Cisic, 50 % des patients résident ainsi à plus de 50 km de leur centre d’implantation, dont 17 % à plus de 150 km. Pour le Pr Bernard Fraysse, la situation exige une réflexion globale à l’échelle de chaque territoire. « Nous faisons tous le constat d’un problème d’accessibilité et malgré nos efforts, rien n’a changé depuis 20 ans, explique-t-il. Il faut partir des besoins dans chaque région et envisager clairement l’élargissement du nombre de centres, en respectant le libre choix du patient. Il faut également pousser à la création de réseaux de professionnels dédiés à la prise en charge des surdités sévères, impliquant les ORL, les audioprothésistes, les orthophonistes mais également les généralistes, les gériatres et les neuropsychologues, et ce, d’autant plus qu’il s’agit de pathologies complexes. »

Selon le Pr Schmerber, l'offre actuelle pourrait suffire, « si tous les centres pouvaient fonctionner correctement ». Or, certains souffrent plus que d’autres d’un manque de moyens. En effet, le système de dotation nationale de financement des MIGAC (missions d'intérêt général et d'aides à la contractualisation) destiné à couvrir les coûts liés au suivi, à la réhabilitation des patients et aux réglages connaît des dysfonctionnements. « Peu de centres les touchent réellement, se plaint-il. À Grenoble, cela fait des années que j’essaie de les récupérer mais ils partent éponger le déficit des autres services ». Ce que corrobore le Pr Bernard Fraysse : « Ces dotations n’arrivent pas toujours à bon port. Par ailleurs, leur montant n’a pas évolué depuis 20 ans. »

L’ouverture au privé divise

D’aucuns suggèrent aussi l’ouverture à des centres privés. Mais, même si tout le monde s’accorde sur le fait que les centres actuels sont sous-dimensionnés pour absorber la charge à venir et l’augmentation de la file active de patients – a fortiori si l’on parvient à une meilleure pénétration –, cette solution est loin de faire l’unanimité. C’est d’ailleurs très probablement la raison pour laquelle la nouvelle liste des centres implanteurs, qui aurait dû être publiée en juin dernier, ne l’est toujours pas (elle ne le sera pas avant début 2024, selon la DGOS). Entre la volonté de conserver un pré carré hospitalier, la crainte d’ouvrir une boite de Pandore et l’inquiétude de perdre en qualité... les oppositions sont fortes. Néanmoins, comme le rappelle le Pr Bernard Fraysse, « en 20 ans, nous avons formé de nombreux chefs de clinique tout à fait compétents ».

Lors de sa nomination à la présidence de la SFA, la Dr Isabelle Mosnier considérait pour sa part que peu de centres privés étaient en capacité de prendre en charge une telle activité et que « diluer la responsabilité au-delà des centres de référence, si l’on n’a pas la structure et la formation adaptée, c’est risquer des patients mal suivis, perdus de vue... ou de voir des catastrophes chirurgicales ». « Surtout, la chirurgie ne représente que le sommet de l’iceberg, poursuivait-elle. Il faut avoir les épaules très solides, la structure avec [les équipes], le protocole et l’organisation pour assumer les réglages, le suivi médical et la lourdeur de la prise en charge. (...) Si on ne fait pas ça à plein temps, ça ne peut pas fonctionner. » Pour le Pr Schmerber, « la logique voudrait que l’on commence par une mise à niveau de tous les CHU, qui ont l’expertise, pour garantir une prise en charge homogène, avant de songer à ouvrir au privé ».

Certains acteurs estiment toutefois qu’on ne pourra pas éviter un décloisonnement public-privé. « Si nous passons à 30 % de patients implantés, il faudra ouvrir aux centres privés, c’est sûr, admet l’ORL grenoblois. Mais, nous sommes loin de les atteindre... »

Capture d ecran 2024 01 10 101849
Audiologie Demain
La suite de cet article est réservée aux abonnés à Audiologie Demain.

S'abonner, c'est promouvoir un journalisme d'expertise

Nos formules d'abonnement

Newsletter

Newsletter

La newsletter Audiologie Demain,

le plus sûr moyen de ne jamais rater les infos essentielles de votre secteur...

Je m'inscris