Sans les travaux du laboratoire de Christine Petit à l’Institut Pasteur au cours des 30 dernières années, la thérapie génique de l’audition n’en serait pas là où elle en est aujourd’hui. Trois essais cliniques ont débuté sur le traitement de la surdité génétique DFNB9, un français, un chinois et un américain (un allemand devrait suivre prochainement). Tous reposent sur ses découvertes.
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Les prémices de ces travaux remontent au début des années 1990. Christine Petit identifie un gène impliqué dans une maladie sensorielle, le syndrome de Kallman. Les patients qui en sont atteints ont notamment un déficit olfactif. « C’est à cette époque que je me pose la question des connaissances des déficits sensoriels, se souvient la chercheuse. Et je réalise que les connaissances moléculaires en ce qui concerne l’audition sont inexistantes. » Ce qui lui donne envie de s’y intéresser de près. « Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre pourquoi on en savait si peu sur le fonctionnement de l’oreille à l’échelle moléculaire. En effet, il y a si peu de cellules dans cet organe sensoriel et en particulier de cellules sensorielles que réaliser des analyses biochimiques était impossible. » Celles-ci exigent bien davantage de cellules. Christine Petit décide alors d’aborder le problème sous l’angle génétique, une petite révolution. « Cette approche génétique a fait entrer le système auditif dans l’ère moléculaire », souligne la Pr Petit.
Découverte de DFNB9
Mais son équipe est confrontée à plusieurs difficultés : une forte hétérogénéité génétique de la surdité, le peu de diversité de phénotypes d’une forme de surdité génétique à une autre et le fort taux de mariage entre personnes sourdes dans les pays développés, rendent les analyses encore plus difficiles.
Il faut aller voir ailleurs : elle tisse alors un réseau de recherche avec des généticiens travaillant autour du bassin méditerranéen. L’objectif ? Identifier des familles consanguines, vivant depuis plusieurs générations dans la même zone géographique, et dont certains membres sont sourds. C'est en utilisant cette méthode, que l'analyse de familles tunisiennes permet à Christine Petit et son équipe de localiser sur les chromosomes pour la première fois, en 1994, un gène de surdité. Ce gène, GJB2, code la connexine 26, dont les mutations causent la forme la plus fréquente des surdités héréditaires congénitales, DFNB1A. Mais c’est au Liban, en 1996, que les généticiens vont découvrir plusieurs familles consanguines dont des membres sont atteints d’une surdité qu’ils nomment d’abord DFNB6, mais qui deviendra en fait DFNB9 [1].
Les patients souffrent de surdité profonde bilatérale dès le plus jeune âge, et leurs parents ont un profil audiométrique normal. Grâce à des techniques de cartographie génétique, les généticiens parviennent à localiser ce gène, sur le chromosome 2.
Naissance de l’otoferline
Reste à l’identifier et le séquencer. « Mais à cette époque, le premier séquençage du génome humain n’a pas encore eu lieu, rappelle Christine Petit. Nous avons développé une approche consistant à isoler les gènes préférentiellement ou spécifiquement exprimés dans la cochlée, car il était raisonnable de penser que ces gènes jouaient un rôle important dans l’audition. » En combinant cette approche avec les données de localisation récemment obtenues, les chercheurs identifient un gène, qui se trouve être exprimé en période post-natale et uniquement dans les cellules ciliées internes [2]. Ces éléments, associés à d’autres, en particulier la mise en évidence de mutations dans ce gène chez les patients, leur permettent de conclure qu’il s’agit du gène impliqué dans la surdité DFNB9. Comme la protéine qu’il code possède des éléments structurels apparentés à une famille de protéines appelées ferlines, ils la baptisent otoferline.
Cette appartenance à la famille des ferlines met les chercheurs sur la voie de sa fonction. En effet, ces protéines sont impliquées dans les fusions entres membranes. Ce processus se produit notamment lors de l’exocytose, mécanisme au cours duquel la membrane des vésicules – des petites « bulles » intracellulaires – fusionne avec celle de la cellule, rejetant les neurotransmetteurs contenus dans la vésicule à l’extérieur de la cellule, vers l’espace synaptique (voir schéma en fin d'article). Ce processus est massif dans les cellules ciliées internes, mais marginal dans les cellules ciliées externes. Or l’expression d’OTOF n’est décelée que dans les cellules ciliées internes. Christine Petit et ses équipes suspectent alors que l’otoferline « soit impliquée dans le phénomène d’exocytose »
Les souris entrent en jeu
Mais encore faut-il le prouver. Pour cela à l'Institut Pasteur toujours, Isabelle Roux et Saaid Safieddine génèrent une souris dans laquelle le gène codant l’otoferline est inactivé. Leurs tests montrent que ces souris mutées sont bien sourdes, mimant le phénotype des patients des familles libanaises.
L’analyse de l’oreille interne de ces modèles animaux par des techniques d’imagerie optique et électronique permet aussi de préciser la localisation de l’otoferline dans la cellule ciliée interne : proche des vésicules synaptiques et, dans une moindre mesure, sur la membrane présynaptique. L’hypothèse du lien avec l’exocytose prend de l'ampleur.
Afin de la vérifier, les chercheurs font appel au savoir-faire du chercheur allemand Tobias Moser, en termes de mesure de capacitance, à savoir des variations de la taille de la surface membranaire qui reflète entre autres, l’exocytose. « Chez les souris défectueuses en otoferline, se souvient Christine Petit, la capacitance membranaire des cellules ciliées internes indiquait qu’il n’y avait plus d’exocytose. » [3]
Ces expériences révèlent d’autres éléments particulièrement intéressants, dans l’optique d’une thérapie génique future, comme l’explique la chercheuse : « Chez les animaux sans otoferline, il n’y avait pas de mort des cellules ciliées internes, la structure des synapses était conservée, ainsi que, dans une moindre mesure, le ruban synaptique. La cellule était comme gelée, ce qui indiquait qu’en introduisant un outil thérapeutique, on pouvait éventuellement inverser cet état. »
La thérapie génique en vue
Toutes les connaissances accumulées sur l’otoferline et sur la surdité DFNB9 ouvrent alors la voie à une thérapie génique. La première étape consiste à tester, toujours chez des modèles murins, que cette surdité est bien réversible et que des souris dont le gène OTOF est défectueux peuvent, une fois traitées, recouvrer l’audition.
Pour y parvenir, il faut mettre au point un vecteur, c’est-à-dire un moyen de transport pour apporter une version saine du gène OTOF au sein des cellules ciliées internes des souris atteintes de DFNB9. Ce sera la mission de l’équipe de Saaid Safieddine, toujours au sein du laboratoire de Christine Petit, mais il doit pour cela surmonter plusieurs difficultés.
Tout d’abord, il faut trouver un vecteur capable de transporter le matériel génétique thérapeutique et d’infecter suffisamment – ni trop pour éviter d’éventuels effets secondaires, ni trop peu pour que la thérapie soit efficace – les cellules ciliées internes. Saaid Safieddine a entre-temps mis au point un vecteur capable d’infecter les cellules ciliées internes, qu’il a testé pour le transfert du gène USH1G, impliqué dans le syndrome d’Usher (surdité, cécité et troubles vestibulaires). Pour cette pathologie, qui touche aussi les cellules externes que le vecteur infecte mal, il s’avère peu efficace, mais il constitue un espoir pour OTOF pour lequel il doit néanmoins être optimisé.
« Le vecteur que nous utilisions est une petite capside, décrit Saaid Safieddine, et le gène de l’otoferline est trop grand pour y être transporté. » En effet, ce vecteur peut contenir du matériel génétique d’une longueur de 4 700 bases ADN environ, tandis que la séquence codante du gène OTOF (qui va servir à fabriquer l’otoferline) mesure environ 6 000 bases. Pour contourner cette limitation, les chercheurs trouvent une astuce : ils coupent le gène en deux et utilisent deux vecteurs, un pour chaque morceau. Dans les vecteurs, en plus de la séquence génétique servant à remplacer le gène OTOF défectueux, ils insèrent un matériel génétique supplémentaire visant à rassembler les deux morceaux une fois dans la cellule cible.
Transposition à l’humain
Grâce à cette méthode, les chercheurs parviennent à faire recouvrer l’audition aux souris. « C’était grisant, se souvient Saaid Safieddine. Un jour j’avais quitté l’animalerie et les souris sourdes que j’avais traitées étaient silencieuses et calmes. Mais la semaine suivante, elles sautaient toutes dans la cage ! »
Malgré cette réussite, une autre difficulté émerge : la transposition de ces travaux à l’humain. Car il existe un décalage de maturité de la cochlée entre la souris et l’humain. Chez la souris, elle devient mature environ 10 jours après la naissance, tandis qu’elle l’est déjà à la fin du deuxième trimestre de gestation chez l’humain. « Pour ces travaux, on injectait les souris quelques jours après leur naissance. Cela n’avait aucun sens ! Transposé à l’humain, c’est comme si on réalisait la thérapie in utero », illustre Saaid Safieddine. Les chercheurs explorent alors la possibilité d’administrer la thérapie chez la souris à un stade plus tardif. En 2019, ils publient des travaux dans lesquels ils montrent qu’ils sont parvenus, pour la première fois, à rétablir l’audition de souris injectées 30 jours après leur naissance, à un âge où le système auditif est déjà mature. Les travaux sont donc bien transposables à l’humain [4]. Cette « preuve de concept » servira de base à tous les essais cliniques en cours sur DFNB9. Pour l’équipe de l’Institut Pasteur, rejointe par Sensorion pour la partie industrielle, l’AP-HP pour la partie clinique et la Fondation pour l'audition, cette étude permet d’obtenir un financement ANR-RHU de 9 millions d’euros en 2020, qui servira au consortium à lancer des essais sur les primates et l’essai clinique sur l’humain en 2024, avec les résultats que l’on connait aujourd’hui.