15 Mai 2023

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L’audiologie aux portes du désert

Aujourd’hui, selon l’endroit où l’on habite en France, on ne bénéficie pas du même accès aux soins auditifs. Les délais pour obtenir un rendez-vous avec un ORL s’allongent et des inégalités territoriales se creusent. La désertification médicale n’épargne pas l’audiologie.

Par Ludivine Aubin-Karpinski

« J’ai entre 200 et 300 consultations en attente ; il faut compter au moins 6 mois pour obtenir un rendez-vous », déplore le Dr Kévin Salaneuve, unique ORL de la Creuse, département de plus de 100 000 habitants. Arrivé à l’hôpital de Guéret fin 2021 en tant qu’assistant, le jeune médecin est présent un jour et demi par semaine pour des consultations et des petites chirurgies. Encore faut-il parvenir à prendre rendez-vous car, comme il l’explique, les patients ne peuvent plus le faire directement, le secrétariat étant dépassé, partagé avec six autres médecins. « La situation est très compliquée, poursuit-il. Outre le fait que je suis seul, il n’y a pas de moyens. Mon audiomètre est installé dans ma salle de consultation, à 5 mètres de la route où passent les bus. Je réalise moi-même les tests n’ayant pas de personnel. Je dépiste mes patients avec une tonale, une vocale rapide, une tympano et c’est tout... avec 15 dB de variation. Il vaut mieux aller chez Audika à 500 mètres ; ils ont une cabine conforme. » Et, cela n’est pas près de s’arranger : le Dr Salaneuve part s’installer à Royan en novembre… sans qu’un successeur ait été trouvé pour le moment. « Personne ne veut venir dans la Creuse, admet-il. J’ai choisi de passer deux années à Guéret car j’y ai fait quelques remplacements qui m’ont permis de mesurer le besoin – terrible – et d’apprécier les Creusois. Mais, il faut reconnaître que c’est loin de tout et le climat n’y est pas terrible. Je n’ai pas de solution. Je vais devoir laisser mes patients sans ORL. C’est une perte de chance pour eux. »

Une réduction du temps médical

Ce cas de figure, bien qu’encore marginal en France, n’est pas isolé. La question de l’accès aux soins est prégnante aujourd’hui sur tout le territoire et l’audiologie ne fait pas exception. Comme d’autres secteurs, elle souffre d’une raréfaction des médecins. Et, les projections démographiques n’envisagent pas d’embellie de sitôt. Selon la Drees, la diminution des effectifs devrait se poursuivre jusqu’en 2029, où le nombre atteindra 2 453 ORL de moins de 70 ans. Puis, il repartira ensuite à la hausse, pour dépasser à nouveau la barre des 3 000 en 2044.

Ces enjeux démographiques sont accentués en audiologie par le départ à la retraite des CES, qui constituaient un vivier d’ORL médicaux, et par l’évolution du profil et du mode de vie des nouveaux médecins, « deux facteurs qui accélèrent la réduction du temps médical disponible en ORL », comme l’indiquaient les inspecteurs de l’Igas et de l’IGÉSR, dans leur rapport sur la filière auditive [1]. En effet, les pratiques médicales évoluent, avec la féminisation de la spécialité et le souhait, chez les jeunes médecins, d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Cela n’est pas sans conséquence et se traduit concrètement par des besoins accrus en termes de renouvellement des effectifs. Selon l’Académie de médecine [2], il faut ainsi « en moyenne plus de deux médecins qui s’installent pour remplacer un médecin qui part à la retraite ».

Une offre médicale disparate

À cette pénurie d’ORL s’ajoute leur inégale répartition géographique. En effet, la moyenne nationale de 3,1 ORL pour 100 000 habitants, selon le Conseil national de l’ordre des médecins, n’est qu’une… moyenne, recouvrant de grandes disparités selon les régions. Une fracture territoriale identifiée par l’Igas : « Du fait de la concentration des ORL dans quelques régions (45 % sont installés en Île-de-France, PACA et Auvergne Rhône-Alpes), plusieurs départements comptent déjà très peu d’ORL exerçant en libéral. La répartition départementale fait également apparaître, selon le Cnom, des situations de tension démographique, avec dans certains cas une proportion d’actifs retraités supérieure à 50 %. (…) De nombreux départements comme l’Ain, la Gironde ou l’Yonne devraient connaître une situation alarmante en 2030. » Selon un rapport du Sénat, réalisé en 2022 [3], « 30 % de la population française vit dans un désert médical et 11 % des Français de 17 ans et plus n’ont pas de médecin traitant ». Ces zones blanches ne concernent plus seulement des zones rurales isolées et dépeuplées mais également des villes moyennes voire des métropoles où l’offre de soins peut être mal répartie et pas à la hauteur des besoins.

Une étude, confiée par le Synea et le Synam au cabinet Veltys, spécialisé dans l’intelligence des données, et dont les résultats ont été présentés lors du 43e congrès des audioprothésistes, pointe du doigt cette répartition inégale des ORL sur le territoire et les difficultés d’accès qu’elle entraîne. Elle révèle que 16 % des 75 ans et plus résident à plus de 30 minutes en voiture du médecin ORL le plus proche (lire l’article Des MG difficiles à remplacer). Dans certaines zones, il faut plus de 60 minutes. « Mes patients âgés ne veulent pas se rendre à Limoges où, pourtant, les délais seraient moins longs. Ils préfèrent attendre et même renoncer plutôt que de faire 80 km », commente le Dr Kévin Salaneuve. Dans d’autres départements, on connaît les mêmes symptômes : « Les Carcassonnais ou les habitants de l’arrière-pays audois doivent souvent faire pas mal de route pour aller voir un ORL, admet Morgan Potier, audioprothésiste à Narbonne. Ils étaient nombreux à passer par un médecin généraliste pour leur appareillage. Aujourd’hui, certains repoussent les soins à la limite de leur capacité de compensation avec toutes les conséquences désastreuses que l'on connaît... »

Les MG sortis de l’équation

Car la situation est aujourd’hui amplifiée par la réforme du 100 % Santé, qui a fait exploser les compteurs en audiologie. Surtout, la fin de la primo-prescription d’aides auditives par les médecins généralistes (MG) non formés à l’otologie médicale a encore aggravé la donne. Dans un courrier adressé en mars dernier, la Mutualité française faisait part de ses inquiétudes à ce sujet à la Direction de la Sécurité sociale : « La mission Igas/IGÉSR indiquait qu’en 2019 près d’un tiers des aides auditives primo-prescrites l’ont été par un MG. Cette proportion est encore accrue pour les territoires sous-dotés en ORL. Les MG jouent donc un rôle essentiel pour l’accès aux soins auditifs de nombreux patients. » L’analyse du Synea/ Synam le confirme : les zones où la part des primo-prescriptions de MG excède les 30 % concentrent 12 % de la population. Ainsi le fait d’avoir sorti les MG de l’équation accentue l’effet ciseaux provoqué par l’inflation de la demande et une offre anémique et induit un allongement des délais de rendez-vous.

graphe SDA delais RDV ORL
Délais d'obtention d'un rendez-vous chez l'ORL en fonction de la taille de l'agglomération du centre auditif en 2022 - Sondage SDA.
Un sondage réalisé par le SDA auprès de quelque 600 audioprothésistes sur l’accès de leurs patients à la prescription par un ORL montre qu’ils ont augmenté en l’espace de quelques années : en 2022, seuls 8 % des patients ont indiqué parvenir à obtenir un rendez-vous sous 4 semaines, contre près de 50 % en 2018, et plus de 10 % des sondés ont dû attendre six mois ou plus. « Il y a des difficultés d’accès aux soins à la fois en délai et en distance, commente Brice Jantzem, président du SDA. Et elles sont accentuées pour les populations rurales ou les plus modestes qui vont moins facilement chez les spécialistes et moins facilement en secteur 2. » L’Igas rapporte en effet de grandes variations selon les départements, d’après des données fournies par Doctolib : « Entre dix et quinze jours environ dans de petits départements ruraux (Ardennes, Aveyron, Aude…), autour de 20-25 jours à Paris et en banlieue ou dans le Var, plus de 50 jours dans l’Orne, l’Ardèche ou l’Eure-et-Loir, la Marne ou la Sarthe et atteint voire dépasse 80 jours en Isère ou en Savoie et même 100 jours et plus dans l’Ariège, en Haute-Saône et dans la Vienne. Des exemples de délais de l’ordre de six mois ont par ailleurs été fournis à la mission pour des villes comme Brest et Nantes ». Or, le délai d’obtention d’un rendez-vous est le premier facteur du renoncement aux soins, avant les aspects financiers…

Je propose 50 000 € brut pour trois jours de travail par semaine, deux mois de congés et personne ne vient !

Guilhem Doucet, audioprothésiste en Lozère

Quid des audioprothésistes ?

Ce phénomène de désertification médicale ne semble pas uniquement concerner les ORL. Selon Arthur Havis, vice-président du Synam, on retrouve la même problématique d’accès aux audioprothésistes : « La réforme du 100 % Santé a très largement augmenté le nombre de personnes appareillées en France. Pour absorber cette augmentation du nombre de patients tout en maintenant le niveau de qualité de l’appareillage et de son suivi, la profession a besoin de se réorganiser et de penser le rôle de l’audioprothésiste de demain. Nous devons poursuivre nos efforts pour augmenter le nombre d'étudiants formés dans les écoles voire le nombre d'écoles en France. »

Cette question de l’adéquation des effectifs avec la demande s’invite régulièrement dans les débats et nécessite l’arbitrage des pouvoirs publics pour établir précisément les besoins. Ceux-ci devront être appréciés à l’échelle des territoires car de grandes disparités existent aussi selon les départements. « On manque clairement de professionnels, surtout à la campagne, confirme Guilhem Doucet, l’unique audioprothésiste du sud de la Lozère. Personne n’a envie d’aller se perdre dans les zones isolées. Et comme les diplômés ont l’embarras du choix… Je cherche à recruter depuis deux ans. Je propose 50 000 € brut pour trois jours de travail par semaine, deux mois de congés et personne ne vient ! Certes, je vis dans le département le moins peuplé de France mais je suis tout seul pour la moitié du territoire, soit plus de 30 000 personnes. Je ne peux répondre à toutes les demandes et je limite donc le nombre de nouveaux patients. » Les déserts médicaux en ORL sont-ils également des déserts médicaux en audioprothésistes ?

Incitation et coercition

Les réflexions concernant les solutions à apporter – la loi Rist permettant l'accès direct à certains professionnels de santé, dont les orthophonistes, a été adoptée le 10 mai – occupent aujourd’hui largement le débat public. Et la bonne recette n’est pas encore trouvée. Parmi les leviers envisagés figurent la limitation des installations en zones surdotées, voire l’obligation d’exercice en zones sous-dotées. Ce système existe pour les pharmaciens d’officine avec la délivrance d’autorisation de s’installer par les ARS en fonction d’un nombre de postes conventionnés par zone. Dans un communiqué de septembre 2022, le SDA envisageait d’ailleurs ce modèle de maillage « démo-géographique » avec intérêt pour les audioprothésistes : « Une pharmacie ne peut ouvrir que dans une commune d’au moins 2 500 habitants, et des officines supplémentaires par tranche de 4 500 habitants supplémentaires. Les zones surdotées sont ainsi évitées et le maillage est homogène. »

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30 % de la population française vivent dans un désert médical et 11 % des 17 ans et plus n’ont pas de médecin traitant, selon un rapport du Sénat de 2022.
Mais de telles mesures rencontrent une franche opposition, notamment des médecins. L’Académie nationale de médecine préconise ainsi d’« éviter toute coercition concernant l’installation en médecine libérale ». En revanche, elle recommande de proposer « l’instauration d’un service médical citoyen d’un an pour les médecins nouvellement diplômés. [Cela] permettrait de renforcer la médicalisation des zones sous-denses et d’éclairer le choix de carrière des jeunes médecins par une expérience de terrain ». Pour le Dr Kévin Salaneuve, il s’agit d’une bonne solution pour « éponger un peu » et « permettre de découvrir une région et mesurer son potentiel », mais ajoute-t-il, « c’est compliqué car les CHU renâclent à détacher des internes dont ils manquent également ». Cela reviendrait en effet à déshabiller Paul pour habiller Jacques...

Autre levier possible : les aides financières à l’installation dans les zones sous-dotées, sur le modèle du contrat incitatif orthophoniste (lire l’encadré ci-dessous). Ce dispositif vise à favoriser l'installation et le maintien des professionnelles dans des zones « très sous-dotées ».

Le contrat incitatif orthophoniste

Dans le but de lutter contre les inégalités d’accès aux soins en orthophonie et de rééquilibrer l’offre sur le territoire, des contrats incitatifs ont été mis en place dès 2012. Il s’agit d’un ensemble de mesures dont le but est de favoriser l’installation et le maintien des orthophonistes dans les zones « très sous-dotées », par l’octroi d’aides financières. Ces contrats sont individuels et signés avec les ARS et l’Assurance maladie.
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« Même si l’on manque d’orthophonistes sur tout le territoire, le principe de ce dispositif est d’inciter les professionnelles à s’installer dans les zones complètement désertiques et pas de réduire leur nombre dans les zones qui n’ont de “surdotées” que le nom », commente Emily Benchimol, vice-présidente de la FNO. Selon elle, le bilan de cette mesure est toutefois en demi-teinte : « Nous avons rempli les objectifs fixés par l’Assurance maladie lors du premier avenant et nous avons poursuivi nos efforts en ce sens par la suite alors que les exigences ont été revues à la hausse. Néanmoins, c’est un pansement sur une plaie ouverte. Dans certaines zones, mes collègues ont des listes d’attente de trois ans. » Ce qui leur permet de « survivre » : « Chaque année, un tiers de diplômées viennent de Belgique et de Suisse, admet la vice-présidente de la FNO. Sans cela, la situation serait encore bien pire. »

Télémédecine et MSP

Le déploiement de la télémédecine est une autre solution envisagée pour rapprocher les professionnels de santé des patients. Des expérimentations sont en cours mais certaines études tendent à montrer que les premiers bénéficiaires ne seraient pas forcément les patients de zones isolées et une généralisation achoppe notamment sur la question de la valorisation de l’acte. Le cumul emploi-retraite des médecins et le recours aux délégations de tâches à d’autres professionnels de santé « dans le cadre de parcours de soins coordonnés par le médecin, en respectant le champ de compétence de chacun » sont d’autres recommandations de l’Académie de médecine.

Une autre réponse aux déserts médicaux repose sur le développement des maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP). Ces structures, en offrant de meilleures conditions d’exercice à travers la mise en commun des locaux, du secrétariat et la permanence des soins (horaires plus flexibles ou remplacements), sont considérées comme de véritables leviers d’attractivité médicale et… paramédicale. Guilhem Doucet a fait le choix d’exercer en MSP et partage son temps entre trois d’entre elles, à Meyrueis, Florac, et La Canourgue, communes lozéroises. « Cela permet d’apporter un service de proximité dans les territoires moins densément peuplés où il est nécessaire d'avoir plusieurs lieux d'exercice pour couvrir une zone assez importante mais où il n'est pas rentable de multiplier les centres auditifs exclusifs qui n’ouvrent qu'une journée par semaine », explique l’audioprothésiste. Autre avantage de travailler en MSP : « La possibilité d’échanger avec d’autres professionnels et le fait que les patients sont en terrain connu et donc en confiance. Mais, le plus important, c'est la reconnaissance des malentendants tellement contents que vous leur apportiez ce service de proximité. »

pancarte desert prochain ORL 150 km WEB
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