31 Août 2023

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La très lente montée en puissance de la téléaudiologie

En télémédecine comme en délégation de tâches, la filière visuelle fait figure de pionnière. La téléaudiologie, elle, peine à s’imposer dans les pratiques, en raison de désaccords de fond entre les acteurs de la filière. Mais les choses avancent, en témoignent les nombreuses expérimentations sur le sujet.

Par Bruno Scala

S’il est un thème qui agite aujourd’hui la filière visuelle, c’est bien la télésanté. Notamment la téléconsultation. Il y a à peine 6 mois, le Syndicat national des ophtalmologistes (Snof) et celui des orthoptistes (SNAO) s’associaient pour dénoncer les mauvaises pratiques et dérives dans ce domaine. Et pour cause, certains acteurs aimeraient déployer tous azimuts les cabines à cet effet y compris dans des lieux insolites pour des dispositifs liés à la santé, comme des supermarchés. « Nous nous opposons au développement de la télémédecine dans des lieux commerciaux qui crée de la confusion dans l’esprit des patients et qui ne respecte pas la notion de territorialité et d’alternance du suivi en présentiel. Son but principal est mercantile », avançaient les deux instances professionnelles.

L’optique pionnière

La téléophtalmologie n’est pas un concept récent. Elle a été développée sous l’impulsion de certains acteurs, afin de résoudre les problèmes d’accès aux soins dans les déserts médicaux. Il faut dire que, comme le relevaient l’Igas et l’IGÉSR dans leur rapport sur la filière visuelle en 2020 [1], « la télémédecine trouve dans l’ophtalmologie, discipline largement fondée sur l’imagerie, un terrain très favorable ».

Avant même que cette pratique entre réellement dans le droit commun – remboursement des actes – avec la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018, la filière visuelle s’en empare. Dès 2014, il est ainsi possible de réaliser un dépistage de rétinopathie diabétique par téléexpertise. Puis, dès 2018, le protocole dit Muraine est généralisé, après des expérimentations en Normandie. Il autorise un orthoptiste à réaliser un bilan visuel à distance sous certaines conditions : dans le cadre d'un renouvellement ou d'une adaptation de correction optique, pour un patient de 6 à 49 ans sans pathologie et dont la dernière consultation a moins de cinq ans.

Ce protocole a ouvert la voie aux postes avancés. Il s’agit d’un cabinet d’ophtalmologie géré par un orthoptiste et dans lequel un ophtalmologiste se rend régulièrement. Ce dernier peut également voir des patients en téléconsultation. Par ailleurs, l’orthoptiste qui réalise le bilan visuel du patient envoie ensuite les résultats au spécialiste, dans le cadre d’une téléexpertise. L'enseigne Point Vision a été pionnière dans ce type d’organisation, qu’elle a testé d’abord en partenariat avec la Cnam, puis qu’elle a déployé seule. Ce système, également appelé cabinet secondaire, est prôné par les inspecteurs de l’Igas et de l’IGÉSR, et désormais par le Snof. Aujourd’hui, différents acteurs proposent des cabines de téléconsultation pour répondre à la problématique des déserts médicaux. Certaines enseignes d’optique se sont également lancées dans ce service. C’est le cas d’Alain Afflelou Opticien et Acousticien qui a installé il y a un peu plus d’un an des cabines de téléconsultation dans certains de ces centres. En juillet 2023, l’enseigne annonçait avoir passé le cap des 5 000 téléconsultations via son réseau.

L’exercice asynchrone de la téléexpertise permet de gagner beaucoup de temps.

Pr Frédéric Venail, ORL au CHU de Montpellier

De rares acteurs de téléaudiologie

Tout comme ils recommandent l’usage de la téléophtalmologie – ils préconisent même d’assouplir la loi dans ce secteur –, les inspecteurs de l’Igas et de l’IGÉSR prônent cette pratique en audiologie. La recommandation n°14 de leur rapport sur la filière auditive [2] était ainsi rédigée : « Mettre en place des expérimentations pour soutenir le développement de la télé-audiologie, en commençant par les zones sous-denses et les Ehpad ». Ils indiquent ne pas avoir eu « connaissance d’un déploiement significatif de télécabines pour des consultations à distance, notamment installées chez les audioprothésistes, comme il en existe pour les ophtalmologistes chez les opticiens, ni de plateforme de téléconsultations spécialisée en ORL comme il en existe également en ophtalmologie. » Aujourd’hui qu’en est-il vraiment ? En effet, on ne peut pas parler de déploiement significatif. Quelques rares acteurs se sont lancés dans cette aventure.

Shoebox (ex Koalys, ex Audyx) propose un service de téléconsultation, et ce, depuis les confinements dus au Covid. Mais le service a gagné en considération, notamment depuis qu’il est associé à la plate-forme de télésanté Tessan. Concrètement, que propose Shoebox (voir notre encadré) ? La société met à la disposition de ses clients audioprothésistes le matériel nécessaire à la réalisation d’une téléconsultation en audiologie : un vidéo-otoscope, un casque, un vibrateur, un bouton réponse. Le matériel est plug-and-play (il suffit de brancher le tout via une prise USB) et la plate-forme est accessible via un navigateur Internet. Les audioprothésistes peuvent alors proposer à leurs patients de participer à une téléconsultation avec un ORL, recruté par Shoebox et Tessan, en synchrone. En cas d’urgence ou autre problème, le patient est redirigé vers un ORL en présentiel (10-15 % des cas, selon l’entreprise). « On apporte une solution aux audioprothésistes et aux patients, résume Yves Lasry, fondateur de la solution Shoebox. Certes, cela n’équivaut pas à une consultation en présentiel, mais nous proposons la solution la moins dégradée possible. C'est une solution qui a du sens, pertinente. La demande est forte et nous devons la contenir pour assurer la qualité du système et des délais d’attente raisonnables. »

La téléconsultation, c’est en synchrone. Le médecin sait qui il a en face de lui.

Yves Lasry, audioprothésiste et fondateur des solutions Koalys (Shoebox)

Autre acteur sur le secteur de la téléaudiologie : MaQuestionMedicale. Fondée fin 2018 par une communauté de professionnels de santé, l’entreprise propose une solution de téléconsultation aux audioprothésistes. La plate-forme repose non pas sur des médecins salariés, mais sur un réseau de 3 000 médecins libéraux, explique Jean Tafazzoli, fondateur de MaQuestionMedicale et médecin lui-même. Le modèle est sensiblement différent de celui de Shoebox. Le médecin généraliste y joue un rôle central. « La plupart des médecins généralistes formés à l’otologie aujourd’hui appartiennent au réseau MaQuestionMedicale », rapporte le Dr Tafazzoli. Mais l’audioprothésiste y tient une place importante également puisqu’il réalise l’audiométrie, en présentiel. Avec cette audiométrie en main, le patient effectue une téléconsultation depuis le centre de l’audio avec un MG formé, qui réalise l’anamnèse, guide l’otoscopie et interprète l’audiométrie. En cas de doute, il renvoie le patient vers un ORL, en présentiel ou téléconsultation. « Avec ce modèle, le médecin n’a aucun intérêt à prescrire des aides auditives car il facture 25 € dans tous les cas », avance Jean Tafazzoli. Un dossier d’article 51 est en cours de construction, avec le SDA et le Dr Jean-Michel Klein, en tant que président d’ORL-DPC. Selon ce dernier, « la mise en place d’expérimentations préservant éthique et qualité permettra sans doute de contribuer à définir plusieurs modèles de prises en charge compatibles avec certains territoires ».

TokTokDoc offrait également un service de téléconsultation, mais pour les résidents en Ehpad, et ce dans le cadre d’une expérimentation article 51 qui concernait 17 établissements du Grand-Est et qui s’est achevée il y a quelques mois. Le modèle ressemble à celui de Shoebox, mais c’est une infirmière, et non un audioprothésiste, qui réalise les examens audiologiques, pour lesquels elle est formée, tandis que le Dr Laurent Schmoll, ORL et président de TokTokDoc, pilote les audiométries, à distance. « On obtient de bons résultats, mais il faut compter 2,5 à 3 fois plus de temps que pour une audiométrie en présentiel », précise l’ORL strasbourgeois. En conséquence, cette solution est utilisée avec parcimonie. « J’en réalise environ une à deux par mois, à la demande des médecins traitants, et uniquement pour les résidents les moins touchés sur le plan cognitif, à savoir les GIR 1 et 2. »

Article 51 en téléexpertise

La question du gain de temps est clé, car c’est bien cela l’une des problématiques à résoudre : libérer du temps médical aux prescripteurs. Pour répondre à cet enjeu ainsi qu’à celui de l’accès aux soins, la téléexpertise semble un bon procédé. Laurent Schmoll en réalise également, pour certains audioprothésistes du Grand Est qui ne disposent pas d’ORL dans un rayon de 50 km, et pour quelques audioprothésistes d’Île-de-France. « Chacun de ces audioprothésistes signe une charte de qualité et de bonnes pratiques, explique l’ORL. Cela me garantit que les examens qu’ils réalisent sont réels et conformes. » Un moyen de compenser l’absence de texte réglementaire encadrant la téléexpertise en audiologie.

L’audioprothésiste fait réaliser une anamnèse au patient, sous la forme d’un questionnaire sur tablette. Puis il prend une photo des tympans, et procède à des audiométries tonales et vocales dans le silence et dans le bruit. Enfin, l’ensemble des résultats est envoyé à l’ORL qui décide s’il faut prescrire un appareillage. « En moyenne, sur la quarantaine de téléexpertises que je réalise par an, je prescris des aides auditives dans 75 % des cas, précise l’ORL strasbourgeois. Par ailleurs, pour certaines situations – un patient jeune, une récente surdité de transmission... –, j’envoie chez un ORL en présentiel. »

Le Pr Frédéric Venail, qui exerce au CHU Gui-de-Chauliac à Montpellier, propose ce même service en Occitanie. Selon lui, « la télémédecine n’est pas une prise en charge dégradée », mais pour cela, deux conditions sont indispensables : « D’abord, il faut que cela repose sur un réseau local. Sur les quelque 120 téléexpertises que j’ai réalisées, j’ai demandé que le patient soit vu en présentiel dans 20 à 25 % des cas. Ensuite, il faut faire confiance aux personnes avec lesquelles on travaille. » Quoi qu’il en soit, un article 51 a également été déposé en Occitanie pour tester ce modèle.

Téléexpertise vs téléconsultation

Tous les modèles de télémédecine comportent des faiblesses et des points forts, et chacun défend sa paroisse. Pour le Pr Venail, partisan de la téléexpertise, cette pratique « a l’avantage de ne pas empiéter sur le temps actif du médecin, rapporte-t-il. L’exercice asynchrone fait gagner beaucoup de temps. » L’ORL montpelliérain dit consacrer environ 5 minutes à chaque dossier, et réaliser ce travail entre deux rendez-vous, ou même chez lui. À l’inverse, la téléconsultation en direct avec un ORL ne fait pas gagner de temps médical pour ce dernier. En outre, la téléaudiométrie n’est pas un acte coté. « Un ORL libéral qui la pratique travaille donc à perte », explique Frédéric Venail. Pour lui, en l’état actuel des choses, la téléconsultation est « un peu une impasse ».

La téléexpertise, elle, est cotée, mais pas avec les audioprothésistes, qui n’ont pas signé d’avenant à leur convention avec l’Assurance maladie. Si c’est une infirmière qui sollicite l’avis d’un ORL, la première reçoit 10 €, le second 20 €.

En revanche, pour les partisans de la téléconsultation, la téléexpertise est une porte grande ouverte aux abus, aux fausses prescriptions reposant sur des audiométries fantômes. Le cas Alliance Vision risque d’ailleurs d’avoir échaudé les pouvoirs publics. « Au SDA, nous ne sommes pas favorables à la téléexpertise parce que l’ORL ne voit pas le patient », explique Brice Jantzem, président du SDA. Yves Lasry reprend d’ailleurs cet argument : « La téléconsultation, c’est en synchrone. Le médecin sait qui il a en face de lui, il pratique lui-même les examens. » Mais d’aucuns se montrent critiques à l’égard de cette technique. Outre l'absence de cotation et de gain de temps, ils pointent du doigt le conflit d'intérêt – l’audioprothésiste présent peut inciter à l’appareillage – et le manque de liberté de choix de l’audioprothésiste pour le patient. Toutefois, chez Shoebox, des garde-fous sont prévus. Par exemple, à l'issue de la consultation, la délivrance ou non d'une prescription n'est pas portée à la connaissance de l'audioprothésiste : le cas échéant, le patient reçoit la prescription par SMS, et peut décider de poursuivre avec l’audioprothésiste qui a organisé la téléconsultation, ou opter pour un autre professionnel. En outre, pour respecter le secret médical, l’ORL a la possibilité de parler au patient directement dans le casque sans que l’audioprothésiste n’entende. Enfin, toutes les téléconsultations ne débouchent pas sur un appareillage : « nous ne sommes pas un distributeur de prescriptions », se défend Yves Lasry.

Qui fait l’audiométrie ?

En revanche, hormis avec Shoebox, les modèles se rejoignent sur un point : l'audiométrie n’est pas réalisée par un médecin. Or l’arrêté du 14 novembre 2018 stipule que c’est l’ORL (ou le MG formé) qui doit s’en charger. Toutefois, la compréhension du texte varie sur cet aspect, certains considérant que c’est l’interprétation de l’audiométrie qui est réservée aux médecins. « J’ai fait partie du groupe de travail qui a élaboré cet arrêté, explique Frédéric Venail, et l’idée de départ a été un peu détournée. Initialement, il s’agissait d’empêcher les médecins généralistes non formés de faire le diagnostic et prescrire, et notamment d’empêcher ceux qui font réaliser les audiométries par des audioprothésistes de prescrire ensuite sans porter un regard critique sur les résultats de l’audiométrie. À l’époque, la téléaudiologie n’était pas du tout développée, et le texte a donc été rédigé pour l’exercice présentiel, et non distanciel. »

Pour Laurent Schmoll, « l’audiométrie et l’audioprothèse, ce sont les métiers des audios, ils sont formés pour ». Du côté du SDA, on est évidemment d’accord avec cela. « Notre compétence pourrait servir au médecin, estime Brice Jantzem. Dans ce cadre, on pourrait voir notre rôle comme celui d’une infirmière qui réalise une prise de sang mais n’interprète pas les résultats. Elle transmet simplement à un médecin qui se chargera de le faire. »

C’est d’ailleurs déjà le modus operandi dans certains cas. « Dans les CHU, ce sont les audios qui réalisent les audiométries », rappelle Laurent Schmoll. Puis les ORL les interprètent. « Tout le monde travaille dans l’illégalité [dans les CHU], confirme le Pr Venail. Et ça se passe bien. » Mais pour lui, deux facteurs rendent l’officialisation de délégation de tâches plus compliquée que dans le cas du duo ophtalmo-orthoptiste : « Avec l’audio, il y a une prise d’intérêt. En outre, chez l’ophtalmologiste et l’orthoptiste, il existe un lien de subordination qui n’existe pas avec l’audioprothésiste. »

Le secteur semble s’accorder sur l’urgence à agir pour améliorer l’accès aux soins, et le groupe de travail récemment mis en place, composé du CNP d’ORL et du SDA notamment, devrait faire avancer les choses (lire notre article Accès à la prescription : l’amorce d’une concertation). Mais le dossier de la téléaudiologie évolue lentement ! En cause : « Un corporatisme de toute part, selon Frédéric Venail, dont les motivations semblent peu claires. » L’ORL ne croit pas que la solution viendra d’un consensus entre les différents professionnels de santé, mais plutôt d’une décision imposée d’en haut. La récente nomination d’un haut fonctionnaire au ministère de la Santé pourrait peut-être faire avancer ce dossier.

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