C’est à s’y méprendre. Entre le rapport sur la filière auditive de 2021 [1] et celui sur la filière visuelle de 2020 [2], on pourrait presque jouer au jeu des sept différences, tant les problématiques sont les mêmes. La seconde s'est trouvée confrontée il y a plus de dix ans aux mêmes problématiques d'accès aux prescripteurs que le secteur de l'audiologie aujourd'hui et a su s'adapter. Si l'on sait que les comparaisons entre l'optique et l'audio sont toujours délicates, n'y a-t-il pas quelques enseignements à en tirer ?
Les orthoptistes au cœur de la mutation de la filière
Tout part d’une démographie d’ophtalmologistes mal en point. Au point que les délais d’attente pour un rendez-vous atteignent des sommets. En outre, les projections à court et moyen termes ne laissent pas envisager d’embellie de sitôt. Il faut donc réfléchir à d’autres moyens que la simple augmentation du numerus clausus. C’est là que la délégation de tâches entre en scène. Et ce, dès le début des années 2000, avec la participation active des ophtalmologistes. En l’espace d’environ dix ans, la filière a considérablement développé le travail aidé, autrement dit la coopération entre les différents professionnels de santé de la filière – ophtalmologistes, opticiens et orthoptistes – grâce à la délégation de tâches. Ces derniers ont joué un rôle central dans cette révolution des pratiques. Le premier changement majeur est quantitatif : on forme 536 orthoptistes chaque année, contre 120 en 2000. Mais surtout, au cours des années 2000 et 2010, leurs compétences ont grandement évolué, afin que leur soient confiées de nouvelles tâches, dans le cadre du travail aidé.
Délégations de tâches
Cette délégation a réellement débuté en 2007. Au début des années 2000, face à la pénurie d’ophtalmologistes et à la catastrophe annoncée, la spécialité avait la possibilité de s’appuyer soit sur les orthoptistes, soit sur les opticiens, et en particulier les optométristes. Le choix s’est porté sur les premiers. « Nous étions déjà le pays le plus fourni en orthoptistes, justifie Thierry Bour, président du Syndicat national des ophtalmologistes (Snof). En outre, ceux-ci sont formés dans les services d’ophtalmologie et ont une bonne connaissance des problématiques médicales », constate l’ophtalmologiste. Au contraire des opticiens qui « ont suivi un BTS et sont déconnectés de la filière médicale », précise le président du Snof. Et bien sûr, à l’instar des ORL, les médecins étaient opposés à laisser ceux qui vendent intervenir dans le parcours de la prescription. « Les opticiens n’ont pas de règles professionnelles ni de code de déontologie. En cas de dérives, nous n’avons pas d’intermédiaires », déplore Thierry Bour. Cette délégation aurait également pu se faire en faveur des optométristes. Ces professionnels, reconnus en Allemagne, en Angleterre... mais pas en France, sont en quelque sorte l’équivalent des audiologistes de la vision. Mais les ophtalmos craignaient que ces derniers ne s’accaparent la partie médicale de la spécialité, en autonomie. Or cette activité médicale draine l’activité chirurgicale.
Ainsi, en 2007, un premier décret autorise les orthoptistes à déterminer l’acuité visuelle et la réfraction, et à pratiquer la contactologie, le tout sur prescription médicale. Dès lors, les orthoptistes sortent de leur rôle initial de rééducateurs, et ce n’est que le début. En 2016, un nouveau décret élargit la liste des actes qui peuvent être réalisés par les orthoptistes. Depuis 2020, celle-ci inclut les renouvellements. Enfin, en février 2023, les orthoptistes obtiennent la possibilité de prescrire des lunettes et des lentilles de contact aux personnes âgées de 16 à 42 ans, qui peuvent les consulter en accès direct et sans ordonnance. Pour équilibrer, les ophtalmos ont dû faire « des concessions a minima » aux opticiens, rapporte le Dr Bour. C’est ainsi qu’un opticien peut depuis 2007, sous certaines conditions, renouveler l’équipement optique d’un patient et l’adapter un peu.
Les ORL sont à un stade beaucoup moins avancé du travail aidé parce qu’ils sont moins allants que les ophtalmologistes et parce qu’il faut trouver les professionnels pour le faire.
Louis-Charles Viossat, inspecteur de l'Igas
Un pionnier
« Un tel changement n’a été possible que parce qu’il y avait un besoin – celui des patients –, une motivation à améliorer l’accès aux soins – celle des ophtalmologistes – et un précurseur », selon Maher Kassab, président du cabinet Gallileo Business Consulting, et expert des secteurs optique et audition. L’un des pionniers dans la mise en place de ce travail aidé est l’enseigne Point Vision. Au début des années 2010, ses créateurs, l’ophtalmologiste François Pelen, en compagnie de Patrice Pouts et Raphaël Schnitzer, proposent une solution pour répondre aux incroyables délais d’obtention d’un rendez-vous pour cette spécialité. Le premier centre ouvre en 2012. « Nous sommes partis du constat des trois tiers : un ophtalmo seul réalisait un tiers d'administratif, un tiers de technique et un tiers de médecine, ce pour quoi il a vraiment été formé, explique François Pelen. Chez Point Vision, les médecins ne font plus du tout d'administratif. Cette tâche revient à un groupe d'intérêts économiques. Quant à la partie technique, elle est réalisée par des techniciens bac +3, des orthoptistes, quelques opticiens, des infirmières en ophtalmologie ou des assistants médicaux. Ainsi, le médical représente 80 % du temps du médecin. »
Sous son impulsion, l’exercice de la spécialité va évoluer. « Point Vision a su créer un modèle d’organisation associant des assistants autour du travail aidé, rapporte Maher Kassab. Il existait déjà au niveau local mais Point Vision l’a organisé et rendu solide. » « Je prône un modèle d’entreprise médicale avec des médecins chefs, des médecins collaborateurs et des paramédicaux », milite en effet François Pelen. Et le modèle semble fonctionner. Avec désormais 55 centres et 300 spécialistes, il annonce des rendez-vous sous une semaine.
Croissance du travail aidé
Le travail aidé s’est ainsi peu à peu généralisé dans la filière visuelle. Le Snof publie chaque année des statistiques sur le sujet. Aujourd’hui 71 % des ophtalmos le pratiquent, contre seulement 20 % en 2010, et 2 % en 2000 (voir graphe). Et ce sont les orthoptistes, le plus souvent salariés, qui constituent la majeure partie des paramédicaux aidant. Viennent ensuite les opticiens ou encore les infirmières et les assistants médicaux en ophtalmologie (AMO), profession qui a vu le jour en 2019.Ce partage des tâches a eu un impact sur l’accès aux soins. Les délais de rendez-vous, de l’ordre de 95 jours en 2017 (selon la Drees), varient aujourd’hui entre 47 (étude CSA/Snof) et 62 jours (étude Guide Santé) en moyenne. « Le travail aidé va continuer de progresser. D’ici 2030, je pense que le problème sera réglé et que les besoins seront assurés », prévoit Thierry Bour. Ce bilan a néanmoins été contesté par l’Igas et l’IGÉSR qui estimaient dans leur rapport que l'absence d'homogénéité des méthodologies des enquêtes ne permettait pas une analyse fiable de l'évolution des délais et que le nombre de patients pris en charge par les ophtalmologistes augmentait peu, alors même que le nombre d’actes réalisés par spécialiste avait quasiment doublé entre 2009 et 2018. Par ailleurs, ce modèle a le défaut de drainer les orthoptistes hospitaliers vers ces cabinets d’ophtalmologie.
Postes avancés et centres secondaires
Quoi qu’il en soit, le secteur souhaite aller plus loin encore. « Le problème de l'accès aux soins est réglé dans les grandes villes, mais dans les déserts médicaux, les délais sont encore longs », explique François Pelen. C’est dans ce cadre que Point Vision a développé, d’abord avec la Cnam entre mai 2021 et mai 2022, puis seul, un modèle de poste avancé, ou site secondaire, tenu par un ou plusieurs orthoptistes. « L'ophtalmologiste se rend une fois tous les 15 jours, voire toutes les semaines, sur le poste avancé, détaille l’entrepreneur. Celui-ci doit être situé à une heure maximum du cabinet principal. Une partie de l’activité est aussi réalisée en téléconsultation (voir article !!!!!!). L’expérimentation a montré que le modèle est utile et positif. Nous l’avons donc déployé. » Aujourd’hui, l’enseigne compte cinq postes avancés. Ce type d’organisation, recommandé par l’Igas et l’IGÉSR, est également poussé par le Snof (sous le terme de cabinet secondaire). Grâce à cela, Thierry Bour estime que les problèmes de délais seront réglés dans les déserts médicaux d’ici 5 à 10 ans.
Nous ne souhaitons pas entrer dans un schéma de délégation de tâches sous supervision des ORL.
Sarah Degiovani, présidente de la FNO
Un modèle transposable ?
À mêmes symptômes, mêmes traitements ? Ces innovations sont-elles transposables à la filière auditive ? Celle-ci n’a pas vraiment commencé de mutation en ce sens. « Les ORL sont à un stade beaucoup moins avancé, rapportait Louis-Charles Viossat, inspecteur de l’Igas et co-auteur des rapports sur la filière auditive et la filière visuelle. D’abord parce qu’ils sont moins allants que les ophtalmologistes sur ce sujet, et aussi parce qu’il faut trouver les professionnels pour le faire. Les orthoptistes ont accepté un changement assez radical de leur profession. En ORL, c'est plus compliqué parce qu'il n'y a pas de candidats naturels. »
Comme le notent les inspecteurs de l’Igas et l’IGÉSR dans leur rapport de 2021, « ni les orthophonistes ni les audioprothésistes ne jouent l’équivalent du rôle clé qu’ont pris au fil des ans les orthoptistes dans les cabinets d’ophtalmologistes pour réaliser les actes d’exploration fonctionnelle ». Par homologie, les candidats naturels sont en fait les orthophonistes. À la différence – importante – que les orthoptistes s’occupent de rééduquer (et maintenant bilanter) l’organe visuel uniquement. Les orthophonistes, elles, interviennent non seulement sur l’audition, mais également le langage, la voix, la communication écrite... Leur champ d’action est bien plus vaste. « L’audition représente une faible portion de l’activité libérale, confirme en effet Sarah Degiovani, présidente de la FNO. Mais nous sommes prêts à nous saisir de tous les problèmes de santé publique, et pour cela faire évoluer nos compétences. Toutefois, nous nous positionnons différemment des orthoptistes et notre profession aspire à une certaine autonomie. Nous ne souhaitons pas entrer dans un schéma de délégation de tâches sous supervision des ORL. » Par ailleurs, de façon plus pragmatique, les orthophonistes sont en sous-effectif depuis des lustres ! En conséquence, le délai d’attente pour obtenir un rendez-vous est très long, dépassant un an dans certains départements. Bref, un strict copier-coller du modèle visuel ne se fera pas avec ces professionnelles.
« Prescripteur testeur »
Qu’en est-il des autres candidats ? Dans certains hôpitaux, des infirmières ou des audioprothésistes assistent les ORL pour réaliser les audiométries ou autres examens nécessaires à la réalisation d’un bilan. Mais, au-delà des murs hospitaliers, rien ne bouge. Pourquoi l’exemple des audioprothésistes audiométristes à l’hôpital ne pourrait-il pas être étendu à la ville ? Dans les faits, c’est ce qu’il se passe dans certains cas : la prescription repose sur une audiométrie réalisée par un audio. Et pour cause : les audioprothésistes sont souvent mieux équipés que nombre d’ORL pour tous les tests (a fortiori la vocale dans le bruit pour laquelle très peu de libéraux sont équipés), ils sont formés pour et disposent de davantage de temps. « Il vaut mieux aller chez Audika à 500 mètres ; ils ont une cabine conforme », lâchait le Dr Kevin Salaneuve, unique ORL de la Creuse, déplorant ses propres installations. En outre, comme le disait le Pr Lionel Collet, néo-président de la HAS, dans une interview récente : « Dès lors que l'audioprothésiste réalise une audiométrie pour un malentendant dans un but d'appareillage, on peut se demander pourquoi il ne peut pas le faire pour le tout-venant. Je ne vois pas, à titre personnel, quels sont les arguments qui permettraient de dire qu’un audioprothésiste n'a pas la compétence pour réaliser une audiométrie à certaines personnes mais qu’il le pourrait pour d’autres. » Le CNP d’ORL est en désaccord sur ce point, arc-bouté sur le risque de conflit d’intérêt. Pour son président, le Pr Vincent Darrouzet, « le prescripteur doit être le testeur ».
Si cette option n’est donc pas envisageable côté CNP d’ORL (il semblerait néanmoins que cette position ne fasse pas l’unanimité dans la spécialité), certaines voix proposent afin de libérer du temps médical, que les audioprothésistes puissent réaliser des renouvellement d’appareillage, sous certaines conditions, à l’instar des opticiens.
Les assistants médicaux interdits d’audiométrie
En audiologie, le travail aidé pourrait aussi se développer via les assistants médicaux. Tout médecin peut en recruter et, sous certaines conditions, bénéficier d’aide à l’embauche. L’un des facteurs bloquant le développement de ce modèle, comme le relevaient l’Igas et l’IGÉSR dans leur rapport sur la filière auditive, est que, « à la différence des ophtalmologistes, les ORL libéraux ont conservé dans l’ensemble un mode d’exercice essentiellement mono-site ». La mission n’y semblait de toute façon pas favorable, considérant que le niveau de compétences des infirmières est adapté.
En outre, il n’est pas question de faire faire tout et n’importe quoi aux assistants médicaux. Dans un courrier envoyé en octobre 2022 aux médecins, la Commission paritaire nationale pour l'emploi de la convention collective du personnel des cabinets médicaux rappelait « fermement qu’un assistant médical n’est pas un professionnel de santé et que ses compétences n’autorisent que la réalisation d’examen avec des appareils totalement automatiques ». Autrement dit, un assistant médical n’est pas habilité à réaliser une audiométrie. Et pour cause, la formation que doivent suivre ces professionnels – et qui n’est pas encore prête (ça rappelle quelque chose) – ne prépare pas à la réalisation d’actes techniques. Enfin, l’embauche de tels professionnels, si elle peut dégager du temps médical et améliorer la productivité, entraîne une réorganisation structurelle des cabinets qu’il n’est pas toujours possible de mettre en place. Par ailleurs, elle ne pourra se faire qu'à la condition que les ORL obtiennent une revalorisation des actes existants et l'inscription à la nomenclature de certains autres pour leur permettre de dégager des marges suffisantes.
Un groupe de travail
Pour Maher Kassab, la question qu’il faut se poser n’est pas à qui délègue-t-on ?, mais que délègue-t-on ? : « Il faut identifier les tâches qu’il est possible de confier, et sur la base de ce référentiel, construire un modèle. » Pour l’analyste, un opérateur, à l’instar des manipulateurs qui accompagnent les patients en radiologie, devrait suffire pour assister les ORL. « Il faut un professionnel qui sache accompagner les patients et leur parler, qui soit familier avec les machines. »
Un groupe de travail, composé du CNP d’ORL et des syndicats d’audioprothèse est en cours de réflexion sur ce thème et doit présenter à l’Assurance maladie des solutions concrètes et, surtout, faisant consensus. La situation devient urgente. En outre, le travail aidé va dans le sens de l’histoire, comme le rappelait le Pr Lionel Collet, lors d’un colloque au Conseil d’État, en 2020 : « L’évolution naturelle sera à la coopération des médecins avec d’autres professionnels aux compétences élargies » (lire l'article 100 % Santé : la question de l’accès à la prescription). D’ailleurs, Marie Daudé, présidente de la DGOS, assure « intégrer dans les réflexions le développement du partage de compétences et les protocoles de coopération ». Peut-être que, comme dans la filière optique, un pionnier, qui bousculerait un peu l’ordre établi, sera le déclencheur. Maher Kassab en est convaincu : « Il faut que des entrepreneurs créent un modèle ». S’il fonctionne, il sera adopté. De son côté, François Pelen avoue garder un œil sur la filière auditive. « Je serais prêt à tenter de prendre quelques ORL dans mes centres. Je trouverais cela intéressant de voir s’il est possible de construire des choses similaires en audition. »