06 Mars 2023

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Les prémices d’une prise de conscience écologique de la recherche

Tout le monde doit faire des efforts concernant son impact environnemental. Le secteur de la recherche et de la clinique en audiologie ne fait pas exception. Certains acteurs ont pris conscience de l’urgence et des initiatives ont récemment été lancées, mais elles sont encore timides.

Par Bruno Scala
sante ecologie

Souvenez-vous : on parlait du « monde d’avant », et surtout, pétris de bonnes intentions, du « monde d’après ». Au plus fort de la crise sanitaire, la planète s’est presque arrêtée. Confinement, avions cloués au sol... la nature a repris ses droits et la Terre a soufflé... l’espace de quelques mois.

Des voix se sont élevées pour que cette pandémie marque un profond changement dans nos habitudes, qu’elle soit le déclic d’une révision de notre mode de vie, à un moment où l’urgence climatique l’imposait de toute façon. Et puis ? Et puis, la nature humaine a repris ses droits. Nous ne sommes pas encore sortis de cette pandémie mais nous avons déjà repris les bonnes vieilles habitudes. L’écologie attendra.

8 % des émissions totales de la France

Dans le secteur de la recherche et de la santé, pourtant, « il y a eu une prise de conscience », avance le Pr Mathieu Marx, ORL au CHU de Toulouse, et soucieux de ces problématiques. « La place de l'écologie est de plus en plus importante, même si les avancées ne sont sans doute pas assez rapides », confirme le Pr David Bakhos, ORL au CHU de Tours.

En 2021, le laboratoire d’idées The Shift Project évaluait le bilan carbone du secteur de la santé à 46,7 millions de CO2 équivalent (CO2e ou CO2 eq.) chaque année, ce qui représente 8 % des émissions totales de la France [1]. Dans son rapport, il émettait une trentaine de recommandations qui, à terme et si elles étaient suivies, entraîneraient une forte réduction des émissions, de l’ordre de 80 %. De son côté, l’OMS appelait en novembre 2022 à ce que la santé soit « au centre des négociations sur le changement climatique de la COP27 ».

Certains chercheurs et cliniciens sont bien conscients du problème. Plusieurs initiatives ont été lancées (avant ou après la publication du rapport), par exemple à la Fédération hospitalière de France (FHF), qui a créé un comité Transition écologique en santé, dirigé par le Pr Patrick Pesseaux, aussi à l'instigation, en 2021, du Collectif écoresponsabilité en santé (Ceres). Dans une tribune publiée en novembre 2022 dans Le Monde, il écrivait avec Arnaud Robinet, président de la FHF : « La France ne sera pas une nation verte tant que son système de santé ne sera pas durable » [2]. Et pour cela, il faut notamment informer, par exemple sur les obligations légales des hôpitaux et cliniques, qui doivent réaliser leur bilan carbone et qui ne l’ont jamais fait pour deux tiers d’entre eux. Il faut former également et sensibiliser. C’est précisément le rôle du Ceres, qui regroupe plusieurs sociétés savantes dans différentes disciplines, mais pas (encore ?) l’ORL.

Les sociétés savantes vers la voie verte

Néanmoins, il y a une prise de conscience en ORL également. Pour preuve : la création, il y a deux ans, de la commission développement durable, sous l’impulsion du Dr Bertrand Gardini (Clinique Rive gauche de Toulouse), qui la coordonne aujourd’hui avec le Pr Nicolas Leboulanger (hôpital Necker-Enfants malades, Paris). Mais mobiliser autour de cette cause est difficile, regrette le Pr Leboulanger. « Aujourd’hui, la SFORL accuse du retard par rapport à d’autres sociétés savantes, constate-t-il, mais nous allons le rattraper. »

Plusieurs actions sont déjà en cours, tandis que d’autres sont programmées. « Nous allons créer un onglet sur le site de la SFORL afin de recenser les informations essentielles en la matière pour s’échanger les bonnes idées, décrit l’ORL parisien. Il faut que les gens actifs sur ce sujet disposent d’une tribune. À terme, nous voudrions publier un guide des bonnes pratiques, et proposer de créer un label vert pour les structures ou les praticiens qui les respecteraient. »

Verdir la pratique hospitalière

Le Pr Leboulanger, qui a la fibre écologique chevillée au corps, est convaincu que réduire l’empreinte carbone à l’hôpital est une initiative gagnant-gagnant. « La réduction de l’impact environnemental d’une intervention chirurgicale s’accompagne souvent d’une réduction du coût financier, avance-t-il.

Nous faisons le maximum pour réduire les déplacements des patients.

Pr David Bakhos (CHU Tours)

Aujourd’hui, c’est possible en obtenant un résultat médical identique. On peut agir à de nombreux niveaux : le matériel, les techniques chirurgicales, comme la réduction de l’usage de gaz anesthésique, qui ont pour certains un effet de serre très important, mais aussi les emballages... Au bloc, certains produits, notamment métalliques, ne sont utilisés qu’une seule fois, puis jetés ; c’est aberrant ! Notre philosophie est celle des “5 R” : refuser, réutiliser, réparer, recycler et composter (rot en anglais, NDLR). » Même constat au CHU de Tours : « Nous faisons le maximum pour réduire les déplacements des patients en réalisant, dans la mesure du possible, l'ensemble des examens le même jour, décrit David Bakhos. De plus, nous espérons que les nouvelles technologies (télé-audiométrie, IA...) permettront de réduire encore les trajets. »

Autre bonne nouvelle : la création d’un comité du développement durable, lors du congrès de l’Ifos à Dubaï (sic !), au sein de la Yo- Ifos, société rassemblant les jeunes (Yo pour young) ORL. « Yo-Ifos est une excellente plate-forme avec de nombreux jeunes ORL et audiologistes motivés dans le monde entier, et je crois vraiment que ce réseau peut aider à faciliter la transition vers des soins ORL plus durables, ambitionne Maura Eggink, interne en ORL néerlandaise qui coordonne le comité sur le développement durable. À terme, nous voulons que la durabilité soit dans l’ADN de chacun et intégrée dans la plupart des décisions que nous prenons, conduisant à une génération de chirurgiens ORL et audiologistes verts ! ». Les objectifs sont sensiblement les mêmes qu’à la SFORL : informer en intégrant le thème de la durabilité dans les congrès ou grâce à des webinaires, recenser les bonnes pratiques... Mais aussi créer un réseau d'ambassadeurs « verts » avec un représentant par pays. Enfin, et non des moindres, le comité espère pouvoir faire du prochain congrès Ifos, qui se tiendra en Turquie en 2026, un événement neutre en carbone.

Les émissions s’envolent

La question des congrès est en effet de taille. Lors du confinement, c’est en partie l’arrêt de ces événements qui avait marqué le secteur, obligeant chaque comité organisateur à les annuler les uns après les autres... ou à se réinventer. La SFA avait alors lancé son e-colloque, qu’elle a d’ailleurs pérennisé. Mais pour le reste, tout est revenu à « la normale »...

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Empreinte carbone d’un audiologiste parisien qui se sera rendu à 10 congrès en 2023 (Ifos, SIFORL, SFORL, Otoforum, Afrépa, Gémo, EPU, Assises de la face et du cou, Congrès des audioprothésistes et EUHA) selon trois scénarios : pollueur (avion si trajet > 2 h), intermédiaire (train si trajet < 6 h), sobre (un seul trajet en avion par an). Estimation réalisée avec l’outil de l’Ademe.

Pourtant, sur les transports – le rapport de The Shift Projet le montre –, il y a de la marge pour améliorer l’empreinte carbone, bien qu'il ne s'agisse pas du poste le plus émetteur. Et même si les trajets travail-domicile prennent une place plus importante, les déplacements pour les congrès ne sont pas insignifiants – surtout les vols longs-courriers –, et sont en outre davantage évitables.

Avec mes engagements en faveur de l'écologie, je sacrifie une partie de la visibilité de mes travaux.

Pr Nicolas Leboulanger (Hôpital Necker-Enfants malades, Paris)

Pour Mathieu Marx, le nombre de congrès en présentiel est trop important : « Toutes les sociétés savantes organisent leur événement, auxquels s’ajoutent ceux des industriels ainsi que quelques séminaires de recherche. » Même avis – plus tranché – du côté de Nicolas Leboulanger : « C'est un aspect qui me met en colère. On se retrouve avec une multitude de congrès franco-telle région ou tel pays, parfois pour des surspécialités. Le coût carbone est faramineux, c’est honteux. D’autant que l’intérêt médical de certains de ces congrès est quasi nul. » En effet, le temps de la recherche est bien plus long que celui des congrès et les communications sont souvent recyclées sur plusieurs événements. David Bakhos nuance néanmoins : « Certes nous ne désirons plus faire “comme avant”, mais nous ne voulons pas non plus du tout distanciel. Nous aimons nous rencontrer pour discuter de projets, confronter nos points de vue, partager nos expériences et difficultés rencontrées dans nos activités. » Mais pour cela, un congrès international par an pourrait être suffisant, selon Nicolas Leboulanger. Et la tendance n'est pas à la baisse puisque selon une étude publiée en 2021 dans Nature Communications, le nombre de congrès internationaux double tous les 10 ans [3]. Ainsi, comme le dit Labos 1point5, « un gain d’un facteur 2 sur l’empreinte carbone des conférences, acquis au prix d’efforts et de changements importants dans l’organisation et les pratiques, serait donc annulé au bout de dix ans. »

L’avion, booster de carrière

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Remplacement des trajets en avion par le train (source : sondage 2020 de Labos 1point5 réalisé sur quelque 6 000 scientifiques affiliés à des unités CNRS)
C’est effectivement sur ces congrès, qui nécessitent des vols longs-courriers, qu’un effort doit être fait. D’ailleurs certains scientifiques se fixent des objectifs, comme l’a fait Mathieu Marx : « Entre 2019 et 2022, j’ai réduit ma participation à des congrès de 50 % : 10 en 2019, dont deux internationaux, 5 en 2022, dont un à l’étranger. » Autre solution imaginée par l’ORL toulousain : « Il faut que les sociétés savantes regroupent leurs manifestations ». C’est déjà un peu le cas avec le congrès de la SFORL, qui accueille les journées de certaines autres sociétés, comme l’AFON ou l’ORL pédiatrique (mais qui organisent néanmoins d’autres événements). Le congrès mondial d’audiologie à Paris en 2024 se tiendra conjointement avec celui de la SFORL, mais davantage pour des questions financières et pratiques.

La solution doit en effet venir des sociétés savantes car si les initiatives individuelles sont bienvenues, elles peuvent pénaliser leurs auteurs. « Avec mes engagements, je sacrifie une partie de la visibilité de mes travaux », estime Nicolas Leboulanger. En effet, les congrès sont des lieux d’échanges, de réseautage, de mise en lumière. Dans une récente étude réalisée par le collectif Labos 1point5 et publiée dans Environmental Research [4], les auteurs concluent : « Le vol est un moyen pour les scientifiques en début de carrière d'obtenir une visibilité scientifique, et pour les scientifiques confirmés de la maintenir. » Pour en venir à cette analyse, ils ont interrogé quelque 6 000 chercheurs et cliniciens français et ont observé que le nombre de vols est associé à un taux de publications et un h-index (reflet du nombre de publications et du nombre de citations d’un chercheur) plus élevés. En d’autres termes, plus on vole, plus on est visible. « Aurais-je été titularisé si j’avais eu des prises de position aussi véhémentes plus tôt ?, s'interroge d’ailleurs Nicolas Leboulanger. Pas sûr. » Des résultats qui suggèrent que c’est l’ensemble du modèle de la recherche qu’il faut repenser. Mais il y a du travail à faire pour convaincre, comme le montre une analyse du collectif Labos 1point5 : 74 % des scientifiques interrogés déclarent n’avoir renoncé à aucun déplacement en avion en 2019 pour des raisons environnementales.

Chacun sa part

En attendant, certains laboratoires s’organisent, sous l’impulsion du collectif Labos 1point5, pionnier en la matière. Constitué de scientifiques du monde académique, il a pour objectif de « mieux comprendre et réduire l'impact des activités de recherche scientifique sur l'environnement, en particulier sur le climat ». Le collectif a notamment créé un outil open source, GES 1point5, pour calculer l’empreinte carbone d’un laboratoire. Libre à chacun de s’en emparer. Ce qu’a par exemple fait iBrain (unité Inserm 1253), sous l’impulsion du chercheur Fréderic Briend. Une initiative baptisée GreenLab, que le Pr Bakhos, affilié à ce laboratoire, décrit comme « un collectif à vision écologique de chercheurs, d’enseignants- chercheurs, de cliniciens, d’ingénieurs et techniciens ». Après avoir réalisé un bilan carbone, GreenLab a mis en place des actions visant à réduire ou compenser les émissions. « Le collectif est en cours de réflexion afin que nous puissions mutualiser les consommables de notre unité et rendre moins énergivores nos déplacements », illustre le Pr Bakhos. Globalement, les initiatives des laboratoires sont diverses et variées : limiter l’achat de matériel, diminuer les consommables non réutilisables, mettre en place du télétravail, favoriser le covoiturage, privilégier le train... Certaines d’entre elles sont d’ailleurs encouragées par l’Inserm qui, dans son plan de sobriété, vise une réduction de sa consommation énergétique (éclairage, chauffage, ventilation) et incite aux mobilités plus douces (par exemple, prendre le train pour un trajet de moins de 4 h).

Les initiatives se multiplient, à petite échelle, certes, mais à l'image du colibri, logo de Labos 1point5, qui fait sa part, elles suscitent un réel engouement. « Cela prend du temps, concède David Bakhos, espérons que cela n'en prendra pas trop... »

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Répartition des émissions de gaz à effet de serre du secteur de la santé (source : The Shift Project, 2021).
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