Il y a 45 ans, l’épopée de l’implant cochléaire

Les années 1970 ont vu s’affronter quatre nations, la France, les États-Unis, l’Autriche et l’Australie, dans une course effrénée pour la mise au point de l’implant cochléaire multi-électrodes. Prouesse technologique, cette innovation a marqué un tournant majeur en matière de traitement des surdités sévères à profondes. Retour sur ces années pionnières, avec l’un de ses principaux protagonistes, le Pr Claude-Henri Chouard.

Par Ludivine Aubin-Karpinski
(c) chagin AdobeStock

Comme toute invention majeure, celle de l’implant cochléaire, de ses prémices aux premiers développements industriels, a résulté du travail obstiné de quelques esprits pionniers. Ces derniers ont su mettre en jeu leur réputation pour oser dépasser les dogmes de l’époque et s’entourer au-delà des frontières de leurs disciplines, de l’expertise d’ingénieurs, de neurophysiologistes, de psychoacousticiens, d’industriels... De leur engagement — et de leur compétition —, de cette pluridisciplinarité de la première heure aussi, est né l’implant cochléaire. « Son histoire est celle de la contribution des quatre nations, la France, les États-Unis, l’Autriche et l’Australie, qui ont tenu un rôle essentiel dans sa mise au point », se remémore l’un de ces principaux précurseurs, le Pr Claude-Henri Chouard, ancien chef du service ORL de l’hôpital Saint-Antoine à Paris.

Les premiers développements

Elle débute en France en 1957, avec Charles Eyriès, otologiste et anatomiste parisien, et André Djourno, professeur de physique médicale. Tous deux conçoivent le premier implant cochléaire en stimulant électriquement le nerf auditif d'un patient atteint de cophose bilatérale, à l’aide d’une électrode. Inspiré de leurs travaux, l’otologiste américain William House élabore un appareil mono-électrode qu’il pose chez deux patients en 1961 et dont il commercialisera un rejeton en 1972. « Ce système, qui stimulait l’ensemble des fibres du nerf auditif, ne permettait de reconnaître que les rythmes de la parole, relate le Pr Chouard. Mais il sortait les sourds totaux du silence dans lequel ils étaient enfermés, et les sonorités perçues amélioraient leur lecture labiale ». En parallèle, des équipes aux quatre coins du monde initient des recherches sur l’innocuité des électrodes et la biotolérance des matériels implantés, notamment celle de Graeme Clark, futur fondateur de la société Cochlear, en Australie. Puis, l’idée de stimuler la cochlée simultanément à différents endroits pour permettre la perception de sons de tonalités différentes émerge. En 1964, l’otologiste américain Blair Simmons commence à développer un implant à six électrodes et démontre que l’utilisation de sites de stimulation multiples permet la discrimination de hauteur. En 1973, c’est au tour de Robin Michelson, à San Francisco, d’installer un implant à quatre électrodes avec quatre paires d'antennes différentes chez l’homme.

La naissance de l’implant multi-électrodes

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Le professeur Graeme Clark, avec Rod Saunders, le premier porteur d'un implant cochléaire multicanal Cochlear (1978).
En France, les Prs Alain Morgon et Robert Charachon incitent le Pr Claude-Henri Chouard — qui avait eu l’occasion de travailler avec Charles Eyriès — à se pencher sur cette nouvelle technologie. Il se lance et embarque dans l’aventure le Pr Patrick MacLeod, électrophysiologiste sensoriel. Celui-ci détermine rapidement un certain nombre d’exigences que résume le Pr Chouard : « L’innocuité devait être certaine, et pour éviter toute dégénérescence iatrogène des fibres nerveuses, il était indispensable qu’elles ne soient pas en contact direct avec les électrodes : celles-ci devaient donc être obligatoirement localisées dans la rampe tympanique du tube cochléaire. De même, il fallait garantir que le courant électrique ne diffuse pas dans les liquides labyrinthiques à tout l’éventail cochléaire. » Entre 1973 et 1976, l’équipe de l’hôpital Saint-Antoine expérimente la stimulation électrique de 8 à 12 électrodes placées, isolées les unes des autres, réparties dans la cochlée, et met au point en 1975, en collaboration avec la société Bertin, le premier implant à 8 canaux et à transmission séquentielle, ne nécessitant ainsi qu'une seule antenne. Le 22 septembre 1976, il y a tout juste 45 ans, le Pr Chouard, assisté du Pr Bernard Meyer, réalisait la première implantation d’un système multi-électrodes, tel qu’on le connaît aujourd’hui. La société Bertin déposait le brevet N°77/07824, le 16 mars 1977 ; celui-ci conditionnera toutes les procédures utilisées par la suite par les fabricants d’implants cochléaires, jusqu’à ce qu’il tombe dans le domaine public, en 1997. Les premiers résultats sont présentés en mars 1977 à l’occasion du congrès international d’ORL à Buenos-Aires, puis, en septembre 1978, lors du premier cours international sur l’implant cochléaire à multi-électrodes, à l’hôpital Saint-Antoine, auquel assistent plusieurs « pionniers ».
Les autres équipes internationales en lice ne tardent pas à suivre. Très rapidement, c’est au tour de Graeme Clark de déposer le brevet d’un système comportant trois électrodes fonctionnelles et d’implanter son premier patient. De son côté, le Pr Kurt Burian, en Autriche, pose un système multicanal, conçu par Ingeborg et Erwin Hochmair (MED-EL).

Un développement chaotique

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Erwin Hochmair, avec une patiente, en 1979.
Les jalons sont définitivement posés et l’ère industrielle démarre. La concurrence fait toujours rage entre les quatre pays. « Ce furent des années de bagarre, ponctuées de nombreuses engueulades », admet le Pr Chouard. La mise au point de l’implant cochléaire français s’étale sur vingt ans et connaît quelques vicissitudes, son devenir étant tributaire des décisions de la société Bertin. En effet, Jean Bertin meurt en 1975 et sa disparition signe le désengagement progressif de la société. Malgré les crédits obtenus auprès d’investisseurs par l’équipe du Pr Chouard, la valse-hésitation du partenaire industriel retarde le développement de systèmes plus petits — l’émetteur était alors volumineux (l’équivalent d’un gros bidon d’huile de deux litres) et porté en bandoulière – et fait perdre son avance au modèle français. Ce n’est qu’en 1982 et grâce à beaucoup d’opiniâtreté, que sort le Chorimac, dont les douze canaux sont réglables à l’aide de potentiomètres. Malheureusement, sa taille et l’absence de porte-électrodes occultent son caractère innovant. Les implants australiens et autrichiens s’imposent petit à petit, y compris auprès des équipes françaises...

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Ingeborg Hochmair (à droite), cofondatrice et p.-d.g. de MED-EL
Il faudra attendre le rachat du brevet Bertin par la société MXM-Neurelec pour parvenir, en 1992, au modèle numérique et miniaturisé, réclamé de longue date par Claude-Henri Chouard et son équipe : le Digisonic. « À partir de cette date, les différents implants cochléaires qui existaient dans le monde ont modifié progressivement leur stratégie du traitement du signal sonore pour se rapprocher des revendications du brevet Bertin », explique le Pr Chouard. Mais ce dernier tombe dans le domaine public en 1997 et les dernières barrières avec. « Depuis, tous les constructeurs appliquent les principes définis par Patrick MacLeod », ajoute-t-il. Ces fabricants sont toujours engagés dans la course à l’innovation ; aux concurrents d’hier est venu s’ajouter, en 1993, la société Advanced Bionics.

L’opposition

Au-delà de l’âpre concurrence et de l’émulation entre les quatre nations pionnières, le développement de l’implant cochléaire ne s’est pas fait sans heurts. Le Pr Chouard se souvient encore des vives critiques des tenants de la culture sourde, opposés à ce qu’ils jugeaient à l’époque l’instrument de sa disparition. « J’ai même dû un jour être exfiltré par la police avec une couverture sur la tête pour leur échapper », relate-t-il, avec humour. Ces réactions se sont taries, selon lui, avec la généralisation du dépistage néonatal en France qui « laisse le libre choix aux parents de s’engager ou non dans un projet d'implantation ». Les critiques ne furent pas uniquement exogènes mais émanèrent également du corps médical : « On nous prenait pour des fous ! commente le Pr Chouard. Nos pairs, partout dans le monde, nous reprochaient de prendre le risque d’abîmer les structures de la cochlée ou les fibres fonctionnelles du nerf auditif… »
Puis, c’est l’injuste oubli des lauriers scientifiques internationaux… Le Pr Chouard fut en effet le grand absent du prix Lasker, remis en 2013, à ses coreligionnaires Graeme Clark, Ingeborg Hochmair et Blake Wilson.

Point d’épopée sans rebondissements… La genèse de l’implant cochléaire constitue à n’en pas douter un chapitre important et haletant de l’histoire de l’audiologie, qu'écrirent une poignée d’iconoclastes. Leurs travaux ont permis d’ouvrir la voie à de nombreuses avancées, comme le « mariage de l’implant cochléaire et de la prothèse conventionnelle » ou le principe de précocité et la notion d’urgence chez l’enfant. « On a pu démontrer sur des cobayes que les noyaux cochléaires s’atrophiaient faute de stimuli sonores et qu’ils s’atrophiaient d’autant moins que la stimulation était précoce », commente le Pr Chouard. Cette histoire continue de s’écrire aujourd’hui avec les promesses de l’optogénétique ou l’arrivée du tout implantable.

chronologie implant cochleaire

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