Ça se bouscule au portillon aux États-Unis… Bose, Lexie sont les énièmes parangons (et pas les derniers) d’une nouvelle catégorie d’aides auditives, en passe d’inonder le marché américain et de provoquer de profondes modifications du secteur. D’autres acteurs, issus du monde de l’électronique grand public, piaffent d’impatience. Tous attendent l’ouverture des digues. Celle-ci est attendue depuis la signature, le 18 août 2017, par le président américain de l’époque, Donald Trump, de l’Over the Counter Hearing Aid Act. Ce texte crée une nouvelle classe de solutions auditives pour les pertes auditives légères à modérées : les OTC pour Over-the-Counter (littéralement « sur le comptoir »), disponibles en libre accès, hors prescription médicale et sans l’adaptation et le suivi d’un audiologiste. Il prévoyait que la Food and Drug Administration (FDA) établisse une réglementation pour ces produits avant août 2020, qui donnerait le coup d’envoi à leur mise sur le marché. Celle-ci a pris du retard, sans doute du fait de la crise sanitaire. Aux dernières nouvelles, elle devrait être publiée courant 2022, si la FDA parvient à se sortir de quelques contradictions et à mettre fin à sa valse-hésitation : j’y vais, j’y vais pas... EDIT (9 juillet 2021) : Les aides auditives OTC devraient être mises sur le marché avant la fin 2021.
Le choix de l’accessibilité
Ces OTC, qui cristallisent tous les débats du monde de l’audiologie aux États-Unis et au-delà depuis plus de trois ans, sont la réponse américaine à la problématique de l’accessibilité à l’appareillage auditif. Le résultat de la prise de conscience par la communauté scientifique internationale et les politiques des liens entre perte d’audition et déclin cognitif, du poids économique d’une surdité non traitée et des injonctions de l’OMS et des sociétés savantes depuis le début des années 2010 d’améliorer l’accès précoce à la réhabilitation auditive. En France, l’orientation qui a été prise a été la levée du frein économique par la mise en place du 100 % Santé tout en conservant le principe du maintien de l’appareillage dans un parcours de soins.
Même problématique mais autre solution pour les Américains. Au pays de l’oncle Sam, alors qu’environ 30 millions d’adultes souffrent de perte auditive, seulement un à trois adultes sur 10 âgés de plus de 50 ans qui pourraient bénéficier d’un appareillage en dispose. Et, si l’on ne considère que les pertes légères à modérées, le taux de pénétration tombe à 10 %. De plus, la prise de conscience y est généralement tardive : il peut s’écouler 12 ans en moyenne avant que la personne se rende compte de ses difficultés. Et une fois ce cap franchi, il peut encore se passer 5 ans en moyenne avant qu’elle ne prenne rendez-vous chez un professionnel et décide de se procurer des aides auditives1. Les raisons principales : le coût des aides auditives – de l’ordre de 5 000 dollars la paire en moyenne –, ajoutez à cela l’absence de couverture de certaines complémentaires voire de Medicare dont sont exclus les aides auditives et les soins qui leur sont associés, et enfin un accès compliqué compte tenu de la taille du pays et d’une distribution géographique des professionnels de santé très hétérogènes avec de nombreuses zones blanches. Sans oublier le stigmate de handicap qui colle toujours au revêtement des aides auditives et dissuade encore bon nombre de jeunes seniors de sauter le pas.
Hearables, DTC et téléréglages
En parallèle de ces problématiques spécifiques aux États-Unis, le marché de l’audition a vu émerger des précurseurs des OTC : de nouvelles technologies, des hearables au look d’écouteurs, estompant les frontières avec les produits grand public. De nouveaux acteurs débarquent également proposant des solutions auditives en vente directe sur Internet et l’on voit fleurir un peu partout des applis permettant d’auto-évaluer son audition ou de régler son aide auditive à distance. Ce modèle de produits DTC (direct-to-consumer) n’est pas nouveau : depuis toujours des produits de type amplificateurs sont vendus chez Wallmart et par correspondance, à tous les prix. La nouveauté, c’est qu’aujourd’hui, en plus de ces produits low cost, normalement destinés aux normo-entendants et utilisés comme coup de pouce dans certains situations sonores (PSAP), apparaissent des solutions en vente libre sur Internet dont les performances technologiques se rapprochent de celles des aides auditives traditionnelles, à des prix plus abordables et sans nécessité de passer par la case médecin…
Recommandations des sociétés savantes
L’ensemble de ces arguments a conduit à la signature de l’OTC Hearing Aid Act en 2017, avec l’ambition de démédicaliser ces aides auditives, plus accessibles dans tous les sens du terme. Ce texte définit les OTC comme des produits utilisant la même technologie fondamentale que des aides auditives traditionnelles, destinés aux adultes présentant une surdité légère à modérée, reposant sur l’auto-réglage réalisé par l’utilisateur lui-même et surtout, s’affranchissant de la prescription médicale et de l’intervention d’un audiologiste. Si un certain nombre de chercheurs et de scientifiques de renom, parmi lesquels Frank Lin, ont pris position en faveur de cette petite révolution, de nombreuses sociétés savantes s’en sont inquiétées et ont publié des recommandations. Le 14 août 2018, quatre sociétés savantes américaines (American Academy of Audiology, AAA ; Academy of Doctors of Audiology, ADA ; American Speech-Language-Hearing Association, ASHA ; International Hearing Society, IHS) ont publié un Consensus Paper, intitulé « Regulatory Recommendations for OTC Hearing Aids: Safety & Effectiveness » et approuvé par l’HIA (Hearing Industries Association). Il établit cinq types de recommandations : des caractéristiques techniques adaptées à une perte légère à modérée ; la présence de messages d’alerte (red flags) sur le packaging, spécifiant la cible des OTC et incitant à consulter un médecin en présence de certains symptômes (saignement, surdité brusque, vertiges, acouphènes, etc.) ; une notice avec des rappels de sécurité (temps de port…) ; et la mention d’« appareil auditif OTC auto-réglable ». Comble de l’histoire : l'innocuité de ces produits ne pouvant être garantie a posteriori par des professionnels qualifiés, Kevin Franck et Vinay Rathi, deux spécialistes du secteur, recommandent que les OTC soient reconnues comme des dispositifs médicaux de classe II (niveau de sécurité supérieur) ce qui suppose une évaluation de l’efficacité et de la sécurité avant mise sur le marché (par la voie dite 510(k)) alors que les autres aides auditives à conduction aérienne sont considérées comme des produits de classe I, ne nécessitant pas ces exigences2.
Quels risques ?
Autant de mesures censées assurer la sécurité des utilisateurs (ou les dissuader ?). Car les inquiétudes sont grandes. Et, les décideurs et défenseurs du modèle n’écartent pas la possibilité d’essuyer quelques pots cassés, avançant le principe, très pragmatique, que mieux vaut un mauvais appareillage que pas d’appareillage du tout… Car démédicaliser ces solutions OTC comporte en effet quelques dangers bien identifiés, parmi lesquels celui que représente l’absence de consultation médicale. Au-delà de l’impact du conseil de l’ORL dans l’acceptation de la perte d’audition et le passage à l’appareillage, c’est aussi risquer de passer à côté de pathologies plus complexes, même si dans le fond rien n’empêche un utilisateur de consulter avant l’achat d’OTC.
L’introduction d’une catégorie supplémentaire de solutions auditives peut également participer à créer de la confusion dans l’esprit des consommateurs, confusion potentiellement entretenue par certains acteurs peu scrupuleux.
Par ailleurs, quelle proportion d’utilisateurs seront suffisamment à l’aise avec l’auto-évaluation de leur audition et l’auto-réglage de ces aides auditives « do-it-yourself », sachant que la majorité des candidats à l’appareillage sont des personnes âgées ? L’étude Marketrak 101,3 montre ainsi que la moitié des malentendants se sentent mal à l’aise dans la réalisation de tâches associées à l’achat d’appareils de type OTC, sans l’assistance d’un professionnel de la santé auditive, et ne seraient pas disposés à se procurer de tels produits s’ils étaient disponibles aujourd’hui.
L’OMS surveille la FDA
Les sociétés savantes américaines ainsi que quelques influenceurs ont déjà émis des recommandations concernant les caractéristiques qu’ils souhaitent que les aides auditives OTC respectent. Mais des voix venues de l’étranger, inquiètes de l'ampleur que pourrait prendre le phénomène, se font également entendre, et notamment celle de l’OMS.
L’institution, par le biais du groupe de travail Make Listening Safe, a en effet fait savoir à la FDA qu’elle suivait le dossier de près et qu’il faudrait que les aides auditives respectent certaines normes. Voix à laquelle s’est jointe l’AEA (Association européenne des audioprothésistes) et l’ITU (Union internationale des télécommunications). « L'objectif est de s'assurer que les appareils OTC sont sûrs et n'entraîneront pas de perte auditive induite par le bruit, rapporte Mark Laureyns, président de l’AEA et coresponsable du groupe de travail Make Listening Safe. Les soins auditifs doivent améliorer notre audition et ne devraient pas entraîner de dommages auditifs ! Jusqu'à présent, la FDA n'est pas parvenue à une conclusion sur ce que devraient être les aspects de sécurité des dispositifs OTC… mais nous l’avons informée de toutes les normes d'écoute sans risque. »
Deux normes devront ainsi être respectées. La première, « Guidelines for safe listening devices/systems » (H.870), se focalise sur la durée hebdomadaire d’exposition aux sons, qui ne doit pas dépasser l’équivalent de 80 dB A pendant 40 heures par semaine.
L’autre norme concerne les assistants d’écoute (PSA ou PSAP, pour personal sound amplifier products) ce que ne sont pas, techniquement, les aides auditives OTC, puisque celles-ci sont à destination des malentendants, tandis que les PSA sont destinés aux entendants souhaitant une aide ponctuelle dans une situation complexe. Mais, comme le précise Mark Laureyns, « puisque les appareils OTC seront utilisés sans l'intervention d'un audioprothésiste pour vérifier la perte auditive, le niveau d'inconfort, le réglage et la vérification du gain et de la sortie maximum, la logique de la norme sur les PSAP s'applique également ici ». Dans ce cas, si le PSA permet de mesurer la dose hebdomadaire, elle doit être inférieure à 80 dB A pendant 40 heures (par exemple, 89 dB A pendant 5 heures). Si le PSA ne peut pas mesurer cette dose, alors le niveau de sortie maximal doit être de 95 dB.
Peut-on se passer de l’audiologiste ?
Quid de l’absence d’intervention de l’audiologiste ? Est-il souhaitable de se passer de son expertise dans la réalisation de tests audiométriques, bases solides sur lesquelles repose une adaptation réussie, de son choix de l’aide auditive en fonction des besoins audiologiques et non audiologiques, de son suivi et de sa guidance, ingrédient essentiel d’une bonne observance ? Est-il envisageable de laisser des patients aux commandes de l’avion ? Si les études de Humes4,5, qui comparent les deux modèles, ne montrent pas de différence significative aux scores HHIE et APHAB entre les deux appareillages et prouvent l’efficacité de l’approche OTC, elles n’en relèvent pas moins que ce modèle apporte moins de satisfaction qu’un appareillage réalisé par un audiologiste. Même observation par Marketrak 10 qui constate une satisfaction d’au moins 20 % supérieure sur de nombreux aspects (à l’exception du prix payé) en faveur des aides auditives traditionnelles : fiabilité, confort, facilité d’utilisation, qualité du son, clarté… « Dans les études comparatives sur les appareils OTC, les soins professionnels sont toujours réduits à la vérification de gain avec des mesures in vivo, mais ne tiennent pas compte des "soins auditifs de qualité centrés sur la personne" comme le recommande fortement l’OMS dans son Rapport mondial sur l'audition », regrette Mark Laureyns, président de l’AEA et co-responsable du programme Make Listening Safe de l’OMS.
Enfin, dans quelle mesure ces produits destinés aux personnes atteintes de surdités légères à moyennes ne capteront pas des candidats à l’appareillage classique ? Les garde-fous seront-ils suffisants pour empêcher les erreurs d’aiguillage ? Avec toutes les conséquences d’une mauvaise adaptation dont celle de décevoir définitivement ces utilisateurs.
Beaucoup de questions, peu de réponses évidentes… Une chose est sûre, si ces OTC obtiennent bien l’autorisation de mise sur le marché de la FDA, ils modifieront profondément le secteur de l’audition aux États-Unis à tout le moins. En considérant le verre à moitié plein, ils offriront une porte d’entrée facilitée et précoce dans la réhabilitation auditive à davantage de malentendants et l’on sait que c’est toujours le premier pas qui compte. L’augmentation d’acteurs, la communication accrue autour de ces produits ne peuvent qu’améliorer la prise de conscience globale de l’importance de l’audition. Espérons que le prix à payer ne soit pas trop important.