Recherche audios désespérément

Le numerus clausus en audioprothèse, qui cristallise les tensions depuis plusieurs années entre ardents défenseurs et opiniâtres détracteurs, semble vaciller sur ses fondations. Le 100 % Santé a boosté l’activité de tous, enseignes comme indépendants. Et rend plus prégnants les besoins en professionnels. Comment en est-on arrivé à cette situation ? Comment cela se traduit sur le terrain ? Et, quelles sont les solutions ?

Par Ludivine Aubin-Karpinski
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Près de 1,5 million d’aides auditives ont été remboursées par l’Assurance maladie en 2021, soit une augmentation de 70 % par rapport à 2020 et de 81 % par rapport à 2019. Cette explosion, que l’on doit à la mise en place du 100 % Santé, a largement dépassé les pronostics et est intervenue à effectif quasi constant. Au 1er janvier 2021, 4 378 audioprothésistes exerçaient en France, soit 253 de plus que l’année précédente [1]. Alors que jusqu’à présent le nombre de professionnels et le nombre d’aides auditives vendues progressaient harmonieusement, la réforme a entraîné un « décrochage », selon l’expression du Pr Lionel Collet. Le conseiller d’État, invité à présenter les perspectives d'avenir en audioprothèse aux 24es Assises d’ORL, a ainsi rappelé « que l’augmentation d’aides auditives adaptées est aujourd’hui bien plus importante que celle du nombre de professionnels formés ». « En d’autres termes, a-t-il ajouté, il n’y a plus de logique. Chaque audio a vendu plus. Or, le numerus clausus, lorsqu’il a été instauré, a été calé sur un nombre d’appareils moyen par professionnel d’environ 230 par an. » Une quantité traditionnellement admise comme permettant une prise en charge de qualité (voir encadré ci-dessous) et un bon équilibre économique des audioprothésistes. Aujourd’hui, on dépasse sans doute les 350 unités…

L’enjeu clé de la qualité de la prise en charge audioprothétique

La problématique du recrutement soulève une question cruciale : les audioprothésistes sont-ils en nombre suffisant pour assurer, dans le temps, une prise en charge de qualité de tous leurs patients ?

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L’enjeu est de taille, car il conditionne le maintien d’un taux élevé d’observance. La réforme du 100 % Santé suppose en effet des obligations nouvelles en termes de suivi et de traçabilité. À ce titre, la qualité du suivi fait l’objet d’un certain nombre de recommandations du rapport sur la filière auditive [2], parmi lesquelles la création pour les patients d’un droit opposable à deux rendez-vous de suivi annuels et la télétransmission des prestations de suivi, qui était la condition de l’indissociabilité tarifaire de l’appareillage au moment des négociations de 2018. Autant d’ingrédients à multiplier par le nombre de nouveaux appareillés et qui appellent sans doute une révision des quotas à l’aune du succès du 100 % Santé.

Inadéquation entre l’offre et la demande

Cette augmentation soudaine se traduit sur le terrain par une explosion de l’activité dans les centres et l'exacerbation des tensions déjà existantes en termes de recrutement. Réseaux comme indépendants cherchent à renforcer leurs équipes en place et à accroître leurs parts de marché. À cette équation il faut ajouter l’arrivée de nouveaux acteurs (lire l'article Des challengers bien décidés à se faire une place) et la multiplication de corners dans des magasins d’optique, en recherche de relais de croissance. Là où le bât blesse, c’est que pour répondre à cette demande, l’offre est loin d’être pléthorique. Le réservoir est en effet verrouillé par un numerus clausus, instauré en 2015 dans le but de maîtriser justement la démographie des audioprothésistes.

La tension sur le recrutement aurait dû être anticipée par les pouvoirs publics et aboutir à une augmentation du numerus clausus. C'est le raté de la réforme.

Michel Touati, président de VivaSon

Si le phénomène n’est pas nouveau, il est inédit par son ampleur et sa soudaineté. « Nous n’avons jamais connu une telle tension, note Michel Touati, président de VivaSon. Il y a un avant et un après 2021. La situation était déjà compliquée quand le marché délivrait 800 000 aides auditives ; nous sommes à près de 1,5 million... Cette montée en charge aurait dû être anticipée par les pouvoirs publics et aboutir à une augmentation du numerus clausus. C’est le raté de la réforme. Derrière ce pic d’activité, il va falloir assurer le suivi et maintenir la qualité de service. » Claude Piqué, consultant spécialisé dans le recrutement en audiologie, constate quant à lui un « déséquilibre accentué depuis la fin du premier trimestre 2021 » et une demande « tirée à la fois par la croissance organique et par la croissance externe ».

Des ressources volatiles

Difficile de quantifier précisément les besoins : d’aucuns les évalue entre 500 à 1 000 professionnels, « lorsque l’on somme les attentes de chacun des acteurs, commente Amaury Dutreil, président d’Amplifon France. Et cela, sur une population recrutable relativement restreinte. On assiste à un véritable mercato ». Ce que confirme Sandrine Moulira, directrice des ressources humaines chez Audika : « Le recrutement est un axe stratégique majeur pour notre réseau. Nous avons une centaine de postes à pourvoir sur toute la France pour accompagner la réforme du 100 % Santé et assurer un service de proximité. Or, la situation est extrêmement tendue, avec l’arrivée de nouveaux acteurs et pas plus d’audioprothésistes en face. »

En effet, outre le fait que la pénurie freine dans certaines zones les velléités d’ouverture de centres des réseaux, elle nourrit la volatilité des audioprothésistes et entretient une envolée des conditions d’embauche (lire l'article La chasse aux audios est ouverte !). Les recruteurs font alors face à un important turnover : les audioprothésistes sont ardemment courtisés, qu’ils soient sous enseigne ou non. Par ailleurs, le contexte économique propice rend l’installation à son compte plus attractive et accentue donc cette tendance. Ceci touche particulièrement les succursalistes, qui doivent redoubler d’efforts, à la fois pour fidéliser leurs collaborateurs et en recruter de nouveaux. « On note une mercenarisation chez certains audioprothésistes, qui montrent moins d’attachement à leur enseigne ou à leur employeur indépendant, estime Michel Touati. Il est de plus en plus compliqué de retenir nos employés, qui se voient proposer des salaires importants par des concurrents. » Le président de VivaSon observe par ailleurs un flux perpétuel de ses succursales vers ses franchises : « Notre modèle attire des professionnels désireux de commencer un an ou deux en tant que salariés. Mais, ils ont vocation à s’installer rapidement en ouvrant leurs propres centres. C’est très positif pour notre développement en franchise mais c'est une pression supplémentaire sur les ressources humaines de nos succursales historiques. »

Les indépendants aussi

Même si leur activité est moins structurée par le salariat, les indépendants sont également atteints par la fièvre du recrutement. Morgan Potier, audioprothésiste à Narbonne, témoigne : « Mon agenda est complet jusqu’en septembre pour maintenir la même qualité de service pour tous les patients. Je suis en outre obligé de les prioriser. » Il cherche à recruter depuis le départ de ses collaborateurs pour rapprochements familiaux et autres projets, il y a 9 mois. Mais, malgré des conditions salariales « au prix juste », « un environnement de travail moderne et à la pointe, un vrai projet et des valeurs dans lesquelles beaucoup de professionnels peuvent se retrouver », l’audio peine à « sortir du lot ». « Je perds en visibilité dans la cacophonie ambiante et la surenchère, déplore-t-il. Les candidatures sont rares et je ne veux ni ne peux rentrer dans la danse en termes de salaire. Les conditions proposées par certains ne sont pas compatibles avec une prise en charge de qualité. »

« Dans ce contexte d’explosion du marché, les indépendants ne peuvent plus être leur propre variable d’ajustement, commente Claude Piqué. Comme tous, ils cherchent à recruter. » Ce que ne contredit pas Hervé Bouberka, directeur général de Sonance : « On commence à toucher du doigt les difficultés. Nos audios ont doublé leur chiffre d’affaires par rapport à 2020 et ressentent le besoin de trouver du renfort ». Chez d’autres, on temporise : « Les audioprothésistes salariés représentent moins d’un tiers des effectifs du réseau, explique Vincent Génot, directeur général de Dyapason. Nos adhérents sont logiquement moins touchés par cette tension. Grâce à leur savoir-faire et à leur connaissance fine de leur territoire d’implantation, ils ont réussi à absorber l’accroissement de la demande, en adaptant le parcours du patient ou leurs horaires aux habitudes de leur communauté. Aussi, leur besoin en recrutement est resté stable, et la majorité des recruteurs sont parvenus à embaucher de jeunes diplômés, dans des délais raisonnables. »

Pour un relèvement des quotas

La question du nombre optimal d’audioprothésistes – et donc de diplômés formés – fait l’objet de débats depuis plusieurs années. D’un côté le SDA et le CNA considèrent qu’il est encore trop tôt pour revoir les quotas et que les effectifs actuels, n'ayant cessé d’augmenter depuis 2015 (+48 %), sont suffisants pour absorber la demande. Matthieu Del Rio, président du Collège, juge en outre qu’il faut rester prudent, la situation « euphorique » actuelle conduisant à « un effet d’aubaine qui pousse certains à demander davantage d’audioprothésistes ». Les représentants des indépendants souhaitent ainsi qu’une mission soit confiée à l’Observatoire national de la démographie des professions de santé (ONDPS) pour évaluer les besoins. De l’autre côté, les entreprises de l’audition plaident depuis plusieurs années pour un relèvement significatif et rapide des quotas.

Mais cette dichotomie tend à s’émousser face à la réalité sur le terrain. Le Pr Lionel Collet se montre pour sa part catégorique : « Les quotas augmentent chaque année, mais pas suffisamment. La seule question qui doit se poser pour les pouvoirs publics est de savoir si le nombre d’audioprothésistes est adapté aux besoins de la population pour une dispensation et une adaptation optimales. La réponse est non, si l’on ne fait rien. »

L’Igas et l’IGÉSR dans leur rapport sur la filière auditive, publié en janvier 2022 [2], recommandent ainsi le « relèvement temporaire du quota de 150 à 200 places en accompagnant les universités qui souhaitent ouvrir de nouvelles formations. » Cette proposition satisfait la plupart des acteurs du secteur, à l’instar de Diego Giacomini, directeur senior du développement d’AuditionSanté : « Si demain on doublait les quotas, le marché pourrait l’absorber, assure-t-il. En Italie, ils sont 450 diplômés, quand le marché ne représente qu’un tiers du français. » Un avis que partage le président d’Amplifon : « Cette promo devrait être de près de 300 mais elle n’atteindra que les 240 diplômés avec les abandons et les redoublements – un phénomène qui risque de s’aggraver avec Parcoursup. C’est dommage. »
Morgan Potier estime quant à lui que ce relèvement du numerus clausus doit être raisonné et assorti d’un encadrement des pratiques voire de la création d’un ordre pour veiller à leur bon respect.

Les autres leviers

Mais cette augmentation du numerus clausus, qui semble désormais acquise, n’aura pas d’impact immédiat sur les effectifs sur le terrain (notons néanmoins qu’Évreux délivre sa première promotion cet été). Et bien que la création d’au moins deux nouvelles écoles soit imminente, trois ans sont nécessaires pour former des audioprothésistes. « Il faut encore que la décision soit prise, que les écoles intègrent les premières promotions et que celles-ci arrivent sur le marché du travail… Tout cela prend du temps, regrette Michel Touati. Or, il y a urgence et les premiers renouvellements du 100 % Santé arrivent en 2025 ! Il est nécessaire d’actionner tous les leviers. » Parmi ces solutions possibles figurent la reconnaissance juridique du métier d’assistant audio, véritable aide dans le centre, permettant à l’audioprothésiste de se concentrer sur son cœur de métier et de gagner en productivité en le déchargeant de la « bobologie » et de l’administratif chronophage, ainsi que les validations d’acquis d’expérience.

L’Igas et l’IGÉSR recommandent par ailleurs le développement de voies d’accès au diplôme d’État par l’apprentissage et également par la formation continue, « alternative au moins partielle au relèvement du quota, qui implique un renforcement des capacités d’accueil dans les écoles existantes et/ou la création de nouvelles écoles ». Cette solution « répondrait à la fois à une demande forte de la part d’opticiens et d’assistants en audioprothèse qui souhaitent évoluer professionnellement et à la nécessité de former davantage d’audioprothésistes », peut-on lire dans le rapport sur la filière auditive. Une piste « intéressante », selon Vincent Donneger, responsable des opérations Krys Audition, qui estime que cette voie attire par essence « des personnes motivées à exercer un métier qu’elles connaissent et qui ne s’engagent pas là-dedans par hasard. » Les inspecteurs de l’Igas et de l’IGÉSR précisent par ailleurs qu’elle permettrait de limiter l’afflux de diplômés formés dans un autre pays membre de l’Union européenne.

Selon moi, le vrai sujet n’est pas tant le numerus clausus mais surtout la qualité du suivi des patients.

Vincent Donneger, responsable des opérations Krys Audition

La filière « espagnole » à intégrer à l’équation

Sur cette question de la filière dite « espagnole », les avis divergent. Considérée par certains comme une réponse ou un moyen de contourner le numerus clausus, elle semble toutefois combler le manque actuel de diplômés français. Si la grande majorité des acteurs jugent la situation peu satisfaisante et de nature à « renforcer l’hétérogénéité » de la profession, comme le soulignent les auteurs du rapport sur la filière auditive, la plupart reconnaissent qu’il est difficile de s’en passer aujourd’hui. D’une formation « au rabais », celle-ci est désormais bienvenue sur ce marché en tension et jugée d’un niveau convenable par la plupart des acteurs. Tout en précisant que sur les « 100 audios du réseau Krys, il n'y a que quatre diplômés espagnols », Vincent Donneger reste pragmatique : « Ces personnes ont obtenu l’autorisation d’exercer ; je suppose que les décisions ne sont pas prises de manière farfelue par les commissions. Selon moi, le vrai sujet n’est pas tant le numerus clausus mais surtout la qualité du suivi des patients. » Dans tous les cas, le statu quo ne semble plus possible.

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