22 Juin 2023

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La course d'obstacles des femmes en audiologie

La féminisation en audioprothèse et, dans une moindre mesure, en ORL, progresse. Mais cette évolution vers la parité numérique en audiologie est un peu l’arbre qui cache la forêt, l’augmentation des effectifs féminins s'arrêtant bien souvent à la porte des postes à responsabilités. Et si la filière semble relativement préservée du sexisme et des violences que connaissent d’autres secteurs de la santé, elle n’en est pas tout à fait exempte.

Par Ludivine Aubin-Karpinski
Course

Préférez docteure plutôt que docteur… En 2019, l’Académie française – pourtant peu avant-gardiste – a en effet consenti à reconnaître la féminisation des noms de métier. Une petite révolution linguistique révélatrice de l’évolution de la place qu’occupent les femmes dans la société. Elle traduit à la fois leur part croissante dans de nombreux métiers, notamment de la santé, leur accession (et non accessibilité) à des postes à responsabilités (cheffe, professeure…) mais également la persistance de discriminations (le terme de docteure est préféré à doctoresse, jugé dépréciatif ou constituant une « marque excessive du sexe féminin »).

La filière auditive connaît, comme les autres secteurs de la santé, un phénomène de féminisation depuis plusieurs années. Si l’orthophonie est depuis toujours un territoire quasi exclusivement féminin – à 95,4 % en 1999 et à 97 % en 2022 –, l’audioprothèse et l’ORL ont été pendant longtemps des bastions masculins. Toutefois, la tendance s’est inversée du côté des audioprothésistes. Les femmes sont ainsi passées de 28 % des effectifs en 1999 à 52 % en 2022. Quant à l’ORL, la spécialité demeure à dominante masculine mais les femmes y gagnent progressivement du terrain : de 14 % en 1999, elles sont aujourd’hui 34 %. Et le phénomène devrait s’accentuer car elles sont aujourd’hui majoritaires dans les tranches d’âges les plus jeunes (lire l’article Présentes, mais cachées).

Une faible accessibilité aux postes à responsabilités

Mais cette féminisation peine à atteindre les postes à responsabilités. En effet, si le phénomène s'accompagne de l'accession de certaines femmes à des fonctions de direction, celle-ci reste limitée, l'accessibilité dans la hiérarchie étant rendue complexe tout au long du parcours. Alors que les femmes comptent parmi 50 % des effectifs des ORL hospitaliers, elles ne représentent que 20 % des PU-PH nommés ces 20 dernières années. Une étude parue en 2021 dans la revue Plos One [1] a mis en évidence cet accès inégalitaire aux carrières hospitalo-universitaires en santé. Les auteurs ont ainsi constaté que plus la hiérarchie progresse, plus la proportion de femmes s'amenuise.

Par ailleurs, la présence de ces dernières à la tête des instances représentatives de l’audiologie reste encore minoritaire même si la nomination, en 2022, de Françoise Denoyelle à la présidence de la sous-section ORL du Conseil national des universités (lire son portrait) et, plus récemment, celles de Cécile Parietti-Winkler à la tête du Collège français d’ORL et de CCF et d’Isabelle Mosnier à celle de la SFA, sont les signes d’une parité en marche. En audioprothèse, que ce soit à la tête des entreprises ou des syndicats, on compte peu de femmes également. « Je trouve dommage que notre profession soit presque exclusivement représentée par des éléments masculins, estime Catherine Boiteux, directrice de la formation et du développement RH chez Amplifon. Nos instances gagneraient à intégrer d’autres points de vue. De la même manière, les prises de paroles féminines en congrès sont encore trop rares. »

Les scientifiques ne sont pas mieux loties. Si là encore, la tendance tend à s’inverser, les chercheuses restent toujours sous-représentées par rapport à leurs homologues masculins, notamment dans les publications spécialisées. Une étude publiée en 2022 dans la revue Nature [2] montre qu’elles ne représentaient que 34 % des signataires des articles et des brevets. Autre enseignement : une femme a 13 % de chance de moins qu'un homme d'être nommée dans un article scientifique, alors même qu'elle y a contribué. Christine Petit est ainsi la cinquième femme seulement – et deuxième scientifique – élue Professeure au Collège de France en cinq siècles* (lire son portrait).

Le plafond de verre

Dans une séance de l’Académie nationale de médecine de juin 2021 dédiée à la féminisation des carrières chirurgicales, Delphine Dulong, professeure en science politique à l’université Paris 1, expliquait : « La féminisation d’un métier à dominance masculine ne s’accompagne pas, en tout cas dans un premier temps, d’une plus grande égalité entre les hommes et les femmes et cela, parce que persistent des mécanismes de discrimination indirecte, plus subtils et invisibles – et donc difficiles à combattre –, dont les effets cumulatifs tendent à freiner les femmes dans leur progression. » Les raisons sont nombreuses et souvent intriquées, mélange d’autocensure, de la moindre valeur accordée à l’expertise féminine dans l’imaginaire collectif et de la persistance de règles édictées par et pour des hommes dans des professions historiquement masculines. Un cocktail qui, pour la chercheuse, fait de la carrière des femmes une « course d’obstacles » quand celle des hommes s’apparente davantage à une « course de fond ».

Selon l’association Donner des ELLES à la santé, qui a publié, en mai 2023, la 4e édition de son baromètre sur les inégalités femmes-hommes à l’hôpital, réalisé par Ipsos en partenariat avec les laboratoires Janssen, le fameux « plafond de verre » reste une « réalité ». L’enquête révèle que 82 % des femmes se sont senties discriminées du fait de leur genre, pendant leur carrière. Si le chiffre est en baisse par rapport aux éditions précédentes (il était de 85 % en 2021 et 2022), la proportion de femmes déclarant l’avoir été « beaucoup » a quant à lui augmenté : 44 %, contre 42 % en 2022. 60 % d’entre elles considèrent que les hommes sont davantage sollicités dans les activités de représentation et 62 % pensent qu’à travail égal les hommes sont plus valorisés qu’elles. 55 % déclarent qu’il est dit aux femmes médecins que la maternité et la vie de famille les empêcheront de candidater à des postes à responsabilités, 34 % qu’elles ont moins de capacités que les hommes et 38 % qu’elles ne sont pas faites pour les postes universitaires. En outre, 16 % déclarent s’être vu refuser un poste à responsabilités parce qu’elles étaient des femmes.

Maternité et carrière

Par ailleurs, en ce qui concerne l’accès aux carrières hospitalo-universitaires, beaucoup se joue entre trente et quarante ans. « Il s’agit d’un long parcours de publications, recherche avec thèse de sciences, éventuellement départ à l’étranger… À l’âge des maternités tardives, ce parcours est loin d’être simple pour une femme », expliquent les auteures de l’ouvrage « Les femmes médecins aujourd'hui : l'avenir de la médecine ? » [3]. Selon elles, arriver à ces postes à responsabilités hospitaliers dépend d’un alignement de planètes, rares dans une communauté médicale hospitalo-universitaire : « Un soutien sans faille de son entourage familial, en particulier de son conjoint qui doit assumer les absences répétées pour raisons professionnelles (gardes, week-ends, congrès, colloques, etc.) », « une organisation familiale à toute épreuve », « un mentor qui accepte les grossesses et quelques retards pour enfants malades », « une communauté médicale “non machiste” du doyen au directeur de l’hôpital, qui confie à des femmes des présidences de commissions ou des postes de responsabilités dans la gestion hospitalière ou facultaire ».

C’est le cas de la Pr Natacha Teissier, cheffe du service ORL de l’hôpital Robert-Debré à Paris, également maman de quatre enfants : « Mes grossesses n’ont pas été un frein, même si j’ai toujours veillé à ce qu’elles n’affectent pas les services dans lesquels j’étais, explique-t-elle. J’ai eu la chance d’être extrêmement bien entourée par une équipe, une nounou et un mari bienveillants qui ont permis de mettre de l’huile dans les rouages. Par un patron bienveillant également qui a toujours considéré que les projets de maternité de ses collaboratrices étaient le symptôme de la bonne santé de son service. » Mais l’ORL reconnaît que certaines de ses consœurs n’ont pas bénéficié de la même compréhension. « L’une d’entre elles, alors qu’elle était malade, s’est entendu dire par son chef : “J’espère que tu n’es pas enceinte !” », relate-t-elle. Une rengaine qui n’est malheureusement pas l’apanage de l’hôpital...

Lorsque l’on demande aux victimes de comportements sexistes pourquoi elles n’en ont pas parlé autour d’elles ou à leur hiérarchie, un tiers répondent qu’elles n'avaient pas “compris sur le moment que cette situation était anormale".

Géraldine Pignot-Lequeux, présidente d'honneur de Donner des ELLES à la santé

Un continuum de violences

Les femmes sont également confrontées à des formes de discrimination plus directes. Le rapport 2023 sur l’état du sexisme en France, publié en janvier par le Haut conseil à l’égalité (HCE), montre que le sexisme ne recule pas et qu’au contraire certaines de ses manifestations les plus violentes s’aggravent. II révèle par ailleurs un décalage entre une « sensibilité toujours plus grande aux inégalités et aux violences depuis #MeToo » et la persistance de clichés et d’une banalisation des situations de sexisme quotidien. « De ce sexisme, dit “ordinaire”, jusqu’à ses manifestations les plus violentes, il existe un continuum des violences, l’un faisant le lit des autres », expliquent les auteurs du rapport.

Le baromètre de l’association Donner des ELLES à la santé révèle ainsi que près de 8 femmes médecins hospitalières sur 10 déclarent avoir été victimes de comportements sexistes. 64 % indiquent avoir subi des propos, commentaires ou blagues sexistes concernant leur apparence, leur tenue vestimentaire ou leurs compétences professionnelles, et une femme médecin sur deux a subi des questions intrusives et répétées sur sa vie sexuelle et privée. « Vous avez volé la place d’un homme en faisant médecine », est l’une de ces petites phrases relevées dans l’enquête menée en 2020 par l’Association des étudiants en médecine de France (ANEMF) auprès de 4 500 externes. Des propos que n’auraient sans doute pas renié certains contemporains de Madeleine Brès, première femme française à s’inscrire en école de médecine en 1866...

Et puis, il y a le harcèlement et les violences sexuelles. Selon le baromètre de Donner des ELLES à la santé, un tiers des femmes médecins témoignent de gestes à connotation sexuelle, voire d’attouchements. Et ces comportements sont vécus dès les premières années des études médicales, selon l’ANEMF. 30 % des étudiants – sans distinction de genre – indiquaient avoir été victimes de harcèlement sexuel au cours de leur formation hospitalière (38,4 % des femmes). Et 6 % des étudiantes avaient subi une agression sexuelle.

L’audiologie, un sanctuaire ?

L’audiologie semble épargnée dans ce monde de la santé où la parité peine à se mettre en place et où subsistent encore des formes de discriminations à l’égard des femmes. Si celles qui ont accepté de témoigner pour cet article font toutes état d’un climat plutôt préservé, certaines admettent néanmoins avoir entendu leur lot de « taquineries » ou « petites provocations mignonnes ». La Dr Isabelle Mosnier reconnaît avoir subi « quelques épisodes de mise à l’écart et propos déplacés, mais rien de dramatique ». Natacha Teissier résume : « Jamais rien de frontal et qui ne puisse être désamorcé par l’humour ». Elle note par ailleurs une différence dans la relation patient-ORL, avouant être parfois appelée « Natacha » par les parents de ses petits patients, « quand je ne suis pas prise pour l’infirmière ». « Cela ne me choque pas mais il est vrai que ces stéréotypes n’ont pas lieu avec les hommes, explique-t-elle. En pédiatrie, ce serait même plutôt un avantage. » Catherine Boiteux s'est trouvée confrontée, une fois, à un patient implanté cochléaire, désarçonné de se trouver en présence de femmes uniquement : « "Il n'y a pas moyen de rencontrer un homme dans ce service ?!", nous a-t-il demandé ».

Une forme de banalisation, de gêne voire d’autocensure n’est pas exclue et pourrait expliquer ce décalage entre l’état des lieux en santé et l’apparente exemplarité de l’audiologie. En effet, il ressort du baromètre de Donner des ELLES à la santé que moins d’un tiers des femmes qui ont subi ce type de comportements déclarent en avoir parlé au sein de l’hôpital. « Bon nombre d’entre nous considèrent qu’il est “normal” ou “pas très grave” de se faire appeler “ma petite” ou “ma belle” alors qu’il s’agit déjà de paroles sexistes qui sont réprimandées depuis plusieurs années dans les grandes entreprises françaises, explique Géraldine Pignot-Lequeux, présidente d’honneur de l’association. De la même manière, les fresques hospitalières** ont été très défendues, y compris par des femmes, alors qu’il s’agit, par définition, d’un sexisme d’ambiance engageant la responsabilité de l’établissement et pouvant faire l’objet d’une condamnation pénale. Lorsque l’on demande aux femmes victimes de comportements sexistes pourquoi elles n’en ont pas parlé autour d’elles ou à leur hiérarchie, un tiers répondent qu’elles n'avaient pas “compris sur le moment que cette situation était anormale”. Ceci explique cela. »

* des Chaires ordinaires.

** ou fresques carabines, souvent à caractère pornographique, qui ornent les murs des salles de garde dans les hôpitaux.

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