Dernière minute (29/12/2021) : lire notre article Primo-prescription des aides auditives : ultime moratoire pour les médecins généralistes
La tension monte. Dans quelques semaines, la dérogation permettant aux médecins généralistes (MG) de réaliser la primo-prescription des aides auditives pour les adultes et les enfants de plus de 6 ans expirera. Car, en théorie, au 31 décembre 2021, les MG qui n’auront pas suivi le « parcours de développement professionnel continu en otologie médicale » ne pourront plus délivrer de sésame pour un premier appareillage. Or, la formation sur laquelle MG et ORL ont eu tant de mal à se mettre d’accord, n’existe toujours pas… Ce qui signifie que, si un nouveau passe-droit n’est pas octroyé aux MG d’ici le 1er janvier 2022 – il s’agirait dans ce cas du quatrième report [1] –, la primo-prescription des aides auditives ne relèvera plus que des seuls ORL. Une restriction, de fait, du vivier de prescripteurs qui semble bien contradictoire avec l’esprit de la réforme d’une meilleure accessibilité à l’appareillage auditif, sachant qu’en 2019, 24 % des primo-prescriptions d’aides auditives relevaient des MG et qu’en 2021, les projections estiment à 75 % le pourcentage d'aides auditives adaptées à la suite d'une primo-prescription, tous prescripteurs confondus. À quelques mois des élections présidentielles, le gouvernement pourrait juger bien contrariant de risquer de gripper la belle machine du 100 % Santé, réforme emblématique de quinquennat, et décider d’une nouvelle dérogation voire de revenir sur cette « restriction ».
Proroger la dérogation autorisant le « circuit court » serait prendre le risque injustifié de voir perdurer des dérives coûteuses et dangereuses qui ne demandent qu’à s’installer durablement.
Contre un « circuit court »
C’est ce que craint le CNP d’ORL qui alerte sur les effets de bord d’une telle disposition. Car, s’ils reconnaissent le succès de la réforme, les ORL pointent du doigt le maintien d’une situation qu’ils jugent contraire à un parcours de soins pertinent. « Dans la crainte de voir le succès de sa réforme s’amoindrir du fait de la perte de dizaines de milliers de prescripteurs au 1er janvier 2022, le gouvernement a fait montre ces derniers temps d’une grande nervosité, explique le Pr Vincent Darrouzet, président du CNP d’ORL. La forte augmentation de près de 70 % de l’équipement des Français en aides auditives est réjouissante. Mais, 10 à 20 % des prescriptions ne sont pas pertinentes – car issues d’un circuit de prescription anormal. Proroger la dérogation autorisant le "circuit court" serait prendre le risque injustifié de voir perdurer des dérives coûteuses et dangereuses qui ne demandent qu’à s’installer durablement. » Ce « circuit court » que condamne le CNP d’ORL est celui dans lequel n’intervient pas l’ORL et où l’audioprothésiste réalise l’audiogramme qui servira de support à la prescription du médecin généraliste. En creux, les ORL fustigent les « signatures sur ordonnances », des prescriptions « bradées et dévalorisées ». « Aujourd’hui, un quart des prescriptions d’une première aide auditive émanent de ce circuit, explique le Pr Darrouzet. Or, comment qualifier un parcours de soins qui fait dépendre la prescription de la prothèse de l’examen pratiqué par celui qui la vend ? Sinon dire qu’il est invertueux. » Pour le CNP d’ORL, il conduit à « l’apparition de surenchères commerciales, de publicités discutables et omniprésentes, de sur-prescriptions voire d’orientations injustifiées des malentendants vers des aides auditives de classe 2 ». Pour les ORL, cette dérogation « ne répond pas en l’état aux exigences de qualité des soins qui s’imposent à la chaîne de prise en charge de la surdité et expose à des risques ».
Une fausse bonne idée ?
Pour éviter ces écueils et « assurer pertinence et qualité » du parcours de soins (lire l’article La pluridisciplinarité au service de la pertinence des soins), il avait été convenu, au moment des négociations autour de la réforme, d’encadrer cette primo-prescription des MG. Tout d’abord, en la limitant aux personnes âgées de plus de 60 ans et en la soumettant à la réalisation préalable d’une formation DPC « d’otologie médicale », confiée aux organismes de DPC des MG, à leur demande. Ensuite, en instaurant un protocole go/no go permettant d’écarter les cas complexes et en exigeant que l’audiogramme soit réalisé par le prescripteur. ORL et généralistes avaient formalisé ensemble le contenu de la formation en otologie médicale. Tout est donc prêt… mais, force est de constater qu’aujourd’hui il n’y a pas de formation répondant aux critères de qualité définis conjointement déposée à l’ANDPC. Le CNP d’ORL avancent plusieurs raisons à cet « échec » parmi lesquelles une probable « difficulté pour les organismes de DPC des MG à faire face à la nécessité d’une formation pratique présentielle à l’audiométrie ». « C’est regrettable d’autant que les ORL sont disposés à participer à cette formation. Nous en avons les moyens au travers de notre organisme de DPC ou des universités. Et, nous avons encore proposé récemment au Collège de médecine générale (CMG) de nous en charger », assure le Pr Darrouzet, en réponse à ceux qui accuseraient les ORL de n’y avoir pas mis du leur, dans le but de conserver leur pré carré…
Les ORL constatent également un manque d’appétence des MG. La maquette de formation sur laquelle sont parvenus à se mettre d’accord ORL et MG contient neuf heures de cours en présentiel et à distance. Un minimum « intangible » aux yeux des ORL pour garantir des prescriptions de qualité, non « bradées » ; un volume d’heures qui paraît bien compliqué à caser dans les plannings déjà remplis des MG, soumis aux mêmes difficultés démographiques que les autres professions médicales. Une situation de pénurie qui fait par ailleurs douter le président du CNP d’ORL de leur capacité à suppléer les ORL dans les zones à faible densité médicale. À ces freins à l’engouement des MG pour la formation en otologie médicale s’ajoutent enfin des contraintes matérielles – la nécessité pour les volontaires de s’équiper d’un audiomètre – et financières – la faible valorisation des actes d’audiométrie au regard de l’investissement nécessaire.
Il faut que les ORL soient en capacité d’assumer plus de prescriptions d’aides auditives car la demande est là.
Les sept propositions des ORL
Pour les ORL, la solution ne peut donc pas résider dans une énième dérogation qui reviendrait à prolonger une situation dont ils ne veulent pas. Elle viendra de leurs propres rangs. « Les ORL se doivent d’être au rendez-vous du 100 % Santé en audiologie », admet le Pr Vincent Darrouzet, qui appelle la discipline à « se mettre en ordre de bataille ». « Il faut que la profession soit en capacité d’assumer plus de prescriptions d’aides auditives car la demande est là, reconnaît-il. C’est d’ailleurs la logique même que les ORL s’en chargent car ils sont les seuls garants de cette expertise. Ils sont formés à dépister les pathologies à risque, à évaluer les capacités cognitives d’un patient pour juger des bénéfices que lui apporteraient des aides auditives. Ils connaissent également les solutions chirurgicales alternatives… toutes choses permettant d’éviter qu’un appareillage se solde par un échec terrible. »
Dans cette optique, le CNP formule sept propositions. L’ensemble est destiné à pallier d’une part le problème d’effectifs et, d’autre part, à réenchanter le territoire des explorations fonctionnelles, délaissé ces dernières années au profit de la chirurgie. Pour leur permettre de voir davantage de patients, le CNP demande que soit autorisé « très rapidement aux ORL de s’adjoindre des soignants formés à l’audiométrie pour la réalisation d’audiogrammes sous leur contrôle et leur responsabilité » (proposition 1), « comme cela fonctionne très bien dans les hôpitaux ». Il souhaite, pour étoffer les rangs de prescripteurs, une augmentation « transitoire » du numerus clausus d’accès au DES d’ORL (proposition 3) et la possibilité de former en deux ans à l’audiologie et la vestibulométrie d’autres médecins qui le souhaiteraient (généralistes, gériatres, pédiatres…) (proposition 5). Quant à l’opération « réenchantement », elle repose sur un « assouplissement de la maquette pour alléger la formation chirurgicale pour les internes ayant le plus d’affinités pour les explorations fonctionnelles » (proposition 2), la promotion d’enseignants d’ORL audiologistes (proposition 7) et, plus largement, sur l’amélioration de « l’attractivité de l’audiologie ORL » (proposition 4) par une revalorisation des actes « dont le tarif est figé depuis 20 ans » ou encore la possibilité de les cumuler, « comme l’a obtenu l’ophtalmologie ». Car, le Pr Darrouzet ne nie pas une forme de désaffection de ses confrères pour l’audition. « Les ORL aujourd’hui perdent leur appétit pour ce pan de notre discipline et se tournent vers des pathologies mieux valorisées comme le ronflement ou la chirurgie esthétique, regrette-t-il. Par ailleurs, nous ne formons que des chirurgiens. Il faut permettre à ceux qui le souhaitent de se diriger vers l’audiologie. C’est un besoin sociétal. »
Une exception à la règle : la téléaudiologie en Ehpad
En revanche, le CNP d’ORL concède une dérogation à la règle de « l’audiogramme médicalisé ». S’il refuse en bloc que « les audioprothésistes soient autorisés à tester puis appareiller sans qu’un regard diagnostique de médecin ait été porté auparavant » ou « que soit créé un corps d’audiologistes à l’anglo-saxonne », « nouveau métier dont les limites seraient floues et très vite soumises à contestation de ses limites » et dont la « capacité à prescrire et à vendre les aides auditives serait générateurs de conflits d’intérêt », il propose de permettre un « circuit court » pour le public spécifique des maisons de retraite, via une offre de téléconsultation et de télé-audiométrie accompagnée d’une valorisation adaptée (proposition 6). « Cette population fragilisée sur le plan cognitif par la surdité doit avoir un accès facilité à l’aide auditive, explique le CNP d’ORL. Un “circuit court” avec délégation à l’audioprothésiste serait alors rendu possible. »
« Nous mettons sur la table toutes les solutions possibles pour élargir, de manière pertinente, l’offre de prescription d’audioprothèses », résume le Pr Darrouzet, tout en précisant qu’il n’y a aucun caractère d’urgence. Même s’il reconnaît des « prévisions démographiques préoccupantes à moyen terme pour la spécialité ORL » et « des disparités régionales qui vont se creuser », le CNP d’ORL estime qu’il n’y a pas lieu de tirer la sonnette d’alarme. Selon lui, le délai d’accès à un ORL en France, de 19 jours en moyenne, est « pour l’instant encore assez bon » et « meilleur que dans beaucoup de spécialités à fort impact de santé publique », malgré de grandes disparités : entre 2 à 168 jours (quand même !). Une enquête BVA-France Assos Santé relevait des délais d’un mois au moins pour 35 % de patients, et de 3 mois et plus pour 15 % [2]. « Mais, est-il dramatique pour un patient qui a une difficulté auditive d’attendre un mois pour voir un ORL ? », demande le Pr Darrouzet, avant d’ajouter : « La prescription ne peut ni représenter une urgence, ni être bradée ou dévalorisée. L’essentiel est que les Français aient accès à des aides auditives sans reste à charge ».