« Avec le 100 % Santé, nous sommes exposés à un risque d’emballement du secteur. Désormais, nous entrons dans une nouvelle ère, celle des contrôles, de l’encadrement », a énoncé Brice Jantzem, le président du SDA, lors de son discours d’introduction au 43e congrès des audioprothésistes. Des propos liminaires illustrant les inquiétudes de la profession face à une augmentation des dérives depuis la mise en place de la réforme et à l’accroissement, plus ou moins contrôlé, du nombre de diplômés.
L’effet d’aubaine suscité par la solvabilisation d’une partie de l’offre, la diversification des pratiques et des niveaux de formation appellent à une meilleure régulation. C’est une demande récurrente du SDA depuis plusieurs années. Et, l’idée semble aujourd’hui gagner toutes les composantes de la profession. Un sondage mené par le syndicat, en juillet 2020, auprès de ses adhérents montrait que 95 % d’entre eux souhaitaient l’établissement de règles de bonnes pratiques. « Il nous paraît essentiel de mieux encadrer nos pratiques afin de garantir un niveau de service et de prise en charge optimaux pour le soin, le confort et la sécurité de nos patients », expliquait, en septembre 2020, Luis Godinho, alors président du syndicat dans une interview à Audiologie Demain. Une position que partage Richard Darmon, président du Synea : « La réforme nous impose des obligations supplémentaires. Lorsque l'État solvabilise davantage un métier comme le nôtre, il faut que ce dernier montre une rigueur plus forte dans ses règles professionnelles. »L’ordre ne fait pas consensus
Mais, si le souhait d’un meilleur encadrement semble faire aujourd’hui consensus, ce n’est pas le cas des solutions pour y parvenir. « Faut-il un ordre des audioprothésistes ? », interrogeait le SDA, dans un communiqué de presse en septembre 2022. Repoussoir pour certains, panacée pour d’autres... cette question est en tout cas l’Arlésienne qui ressurgit à intervalles réguliers dans les conversations et s’invite dans les débats, comme lors du 26e EPU. Le président du CNA, Matthieu Del Rio, y avait en effet invité, pour la deuxième année consécutive, des membres de l’Ordre des audioprothésistes du Québec. « L’idée d’un ordre mûrit en France ; les choses se mettent en place, avait-il expliqué à cette occasion. Les différentes actions de l’ordre québécois, c’est ce dont on a besoin aujourd’hui ».
L’idée de créer une instance ordinale, qui serait garante de la déontologie de la profession, présente plusieurs attraits. Instrument de régulation interne, elle joue un rôle de juridiction disciplinaire et peut prendre des mesures pouvant aller jusqu’à la radiation du tableau, c’est-à-dire l’interdiction d’exercer. C’est également un instrument de communication propre à rassurer les patients et les autres professions, voire de lobbying, auprès des pouvoirs publics. Pour le Pr Lionel Collet, président de la HAS, un ordre émane d’une profession qui a atteint sa pleine « maturité » et permet d’entrer dans le « club » restreint des métiers de santé bénéficiant de la certification périodique, dispositif garantissant la qualité de l'ensemble des praticiens tout au long de leur parcours. Le SDA estime ainsi qu’un ordre pourrait constituer un atout « en faveur de la qualité d’exercice et des compétences des professionnels de santé, y compris pour ceux ayant été formés hors de France ».
Mais, même au sein du syndicat, les avis divergent et la mise en place d’un tel dispositif ne peut se concevoir que si elle remporte tous les suffrages. Ce qui n’est aujourd’hui pas le cas. Par ailleurs, ce débat intervient à une époque où l’utilité des ordres professionnels est contestée. Accusés par certains de corporatisme, d'opacité voire de pratiques anti-concurrentielles, ils n’échappent pas non plus aux critiques des professionnels qu’ils sont censés défendre ou encore d’instances telles que la Cour des comptes qui a publié, en décembre 2019, un rapport accablant sur l’ordre des médecins. Les auteurs y pointaient, en vrac, « des missions administratives et juridictionnelles mal assurées », le manque de vérification du respect des obligations de développement professionnel continu (DPC), un contrôle insuffisant du respect des règles déontologiques ou encore « une justice disciplinaire marquée par des dysfonctionnements ».
L’Igas et l’IGÉSR, dans leur rapport sur la filière auditive paru en janvier 2022, semblaient également ne pas s’être attardées sur cette solution, relevant que « la création de cette instance n’est pas demandée par les professionnels ni souhaitée par les autorités de santé ».
C’est maintenant qu’il faut agir, et pas dans dix ans ! La priorité, selon nous, est un décret en Conseil d'État fixant des règles professionnelles.
Richard Darmon
Des règles professionnelles, « en tant que de besoin »
Quelles sont alors les autres voies possibles ? « Un ordre est une solution parmi d’autres », indiquait Brice Jantzem. L’une d’entre elles, préconisée par l’Igas et l’IGÉSR, est l'adoption de règles professionnelles. Elle fait l’objet d’une de leurs trente recommandations : « (…) les audioprothésistes ne disposent pas d’un décret en Conseil d’État à ce sujet pourtant prévu par l’article L4361-11 du code de la santé publique. Un tel décret pourrait reprendre les règles existantes et également fixer des règles, notamment de transparence, permettant de limiter au maximum les risques de conflit d’intérêts dans une profession commerciale soumise à une forte concurrence et de fortes pressions sur les marges et vendant des biens médicaux coûteux et désormais largement ou entièrement solvabilisés. » Le code de la santé publique prévoit en effet l’établissement d’un tel document, « en tant que de besoin ». De cela, il ne fait aucun doute pour le Pr Lionel Collet, même si, selon lui, « la vraie démarche, jusqu’au bout, serait un ordre ». « Il manque gravement et cruellement à cette profession un code de déontologie ou des règles professionnelles, a-t-il rappelé, lors de notre débat « Faut-il un ordre pour mettre de l’ordre dans la profession ? », en février 2023. Et rien que ce point serait rassurant pour ceux qui s’en inquiètent, que ce soit les usagers ou d’autres professionnels de santé. » Ce texte viendrait en complément des règles professionnelles déjà présentes dans le code de la santé publique, le code de la sécurité sociale et les dispositions de la convention qui lie les audioprothésistes à l’Assurance maladie. D’autres professions ont fait ce choix, comme les ostéopathes, en 2007 avec un décret en Conseil d’État, qu’ils ont complété en 2015 par la rédaction d’un code de déontologie, ou, plus récemment, les orthophonistes (lire l’encadré ci-dessous).
Pourquoi les orthophonistes ne veulent pas d’un ordre ?
Hors d’un ordre, point de salut ? Ce n’est pas l’avis des orthophonistes qui ont fait le choix de se passer d’une instance ordinale pour lui préférer la rédaction de règles professionnelles, en attente de publication. Dans un entretien accordé à Audiologie Demain en janvier 2021, Anne Dehêtre, alors présidente de la FNO, jugeait en effet qu’un ordre « représenterait un budget conséquent pour des missions disciplinaires qui ne sont pas forcément nécessaires ». « Nous avons affaire à peu de dérives et de plaintes et notre syndicat sert de médiateur dans ces situations », expliquait-elle.
Il manque gravement et cruellement à cette profession un code de déontologie ou des règles professionnelles.
Lionel Collet
Les syndicats, forces de proposition
En audioprothèse, le travail est déjà bien avancé. Le SDA a élaboré, en juillet 2020, un recueil de bonnes pratiques, établissant un certain nombre de règles, destinées à être partagées par l'ensemble des professionnels et à servir d’outil de référence. « Nous l’avons soumis à nos adhérents pour savoir s’ils y étaient favorables, a relaté Brice Jantzem, lors de notre débat. Il a recueilli un plébiscite très fort. Une cinquantaine d’articles définissent l’ensemble de ce qui pourrait être mis en œuvre. Donc, le travail préliminaire est déjà là. »
Le Synea devrait, quant à lui, livrer le fruit de ses propres travaux très prochainement. « De manière très pragmatique, nous pensons qu’un ordre n’est pas... à l’ordre du jour, car, d’une part, il n’est pas souhaité par les autorités de santé et, d’autre part, son instauration prendrait beaucoup de temps, commente Richard Darmon. Or, c’est maintenant qu’il faut agir, et pas dans dix ans ! La priorité, selon nous, est un décret en Conseil d'État fixant des règles professionnelles. D’autant plus que, si nous devions envisager un jour de nous doter d’un ordre, un tel document en serait le préalable. Ce travail doit être fait dans le cadre d’une concertation, comme le préconisait l’Igas, et il doit respecter le double ancrage du métier, en tant que profession de santé, inscrite au registre du commerce, sans réviser de façon dogmatique le modèle en profondeur. »
Pour le président du Synea, la rédaction d’un tel document est indispensable aujourd’hui. « Bien sûr, l’augmentation des cas de fraudes nous inquiète, a-t-il expliqué. Il nous faut mettre tout en oeuvre pour lutter contre et éviter la détérioration de l’image de la profession. Mais, la raison première est de montrer notre capacité à nous auto-réguler. »
Il y a, toutefois, une limite à la portée des règles professionnelles fixées par décret. Si celles-ci sont de facto opposables, l’aspect disciplinaire n’est pas exercé en interne. Le contrôle et les éventuelles sanctions en cas de manquement relèvent d’instances extérieures à la profession, comme les ARS, la CPAM et la DGCCRF. En cela, elles diffèrent d’un code de déontologie et de son corrélat, l’ordre, à qui l’État a délégué un pouvoir juridictionnel. Ce que reconnaît le président du Synea : « Il faudra aussi travailler sur le contrôle et les sanctions. Mais, nous ne sommes pour autant pas démunis. Plusieurs acteurs, au premier rang desquels la Cnam, peuvent se saisir des cas d’exercice illégal ou de fraudes. Les affaires récentes ont montré que l'Assurance maladie a su réagir, même en l’absence de règles professionnelles. »
Enrichir la convention comme premier jalon
L’autre alternative à un ordre serait l’enrichissement de la Convention liant les audioprothésistes à l’Assurance maladie. Celle-ci présente la même limite que des règles professionnelles, à savoir que contrôle et sanctions dépendraient d’instances extérieures, mais elle permettrait d’aller plus loin que le texte actuel qui, pourtant, introduit pour la première fois des règles de bonnes pratiques, comme le rappel de l’interdiction de l’itinérance, etc. « La convention que nous venons de signer est très riche sur le plan technique mais les règles déontologiques ou les relations avec les patients, avec d’autres professions, n’y figurent pas, commente Brice Jantzem. Une solution serait d’ajouter des avenants à ce texte pour l’enrichir. » Pour Grégoire de Lagasnerie, responsable du départements des produits de santé de la Cnam, l’ajout de règles professionnelles « n’est peut-être pas le meilleur moyen mais c’est une première étape », à laquelle pourra être assorti « tout un arsenal de sanctions si elles ne sont pas respectées et qui peuvent, petit à petit, faire évoluer la profession ».
L'actuelle convention présente d’autres lacunes, aux yeux de Brice Jantzem, et notamment celle de ne pas permettre d’identifier l’auteur de l’acte audioprothétique, car, expliquait-il à l’occasion d’une table ronde qui s’est tenue lors du 43e congrès des audioprothésistes, « il s’agit d’une convention de distributeurs de produits, qui nous reconnaît en tant qu’établissements mais pas en tant que professionnels délivrant cette prestation ». Selon lui, cette situation prive l'Assurance maladie des moyens de lutter efficacement contre l’exercice illégal de l’audioprothèse. Or, comme l'a souligné Grégoire de Lagasnerie, opter pour une convention de professionnels de santé n’aurait pas pour seule conséquence une reconnaissance des audioprothésistes en tant que professionnels de santé, mais également pour effet collatéral une révision du modèle tarifaire et la dissociation...
« Choisir, c’est renoncer »... Les audioprothésistes vont devoir se prononcer sur ce qui leur semble impératif et sur les moyens d’y parvenir et, ils vont devoir le faire de manière unanime. En veillant, comme le conseillait encore l'Igas, « à une stricte économie de moyens, en évitant l'inflation des règles dont le contrôle serait, ensuite, difficile à mettre en pratique ».